L'archaïque, la régression
Cet article a été écrit dans le cadre des journées d’étude
et de confrontation clinique des Ateliers de l’Art CRU
Guy Lafargue
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Dès mon entrée dans la lice analytique, je me suis immédiatement engagé dans la création de cadres et dans des modes de communication qui favorisaient à l'évidence un travail structurant de la régression de la part des participants à mes Ateliers. L'inauguration de ces Ateliers par le module "Argile vivante" m'y a introduit de plain-pied.
Dans mon travail d'animateur/thérapeute en psychiatrie, c'est la rencontre elle-même avec la psychose qui a été le révélateur de ma compétence symbiotique dans le jeu de l'expression.
Enfin, dans les relations analytiques/thérapeutiques individuelles que j'ai engagées au cours de mon existence, consécutivement à notre engagement intertransférentiel mutuel au sein des Ateliers, cette dimension du travail dans la régression révélait chez moi un charisme évident qui allait avoir sur le destin de ma pensée et de mon élaboration théorique un impact direct,
Voici comment Jean Broustra, qui a été le témoin privilégié de mon initiation à ce mode de mise en tension de l'expérience inconsciente, présente la chose dans sa préface à mon livre "De l'affect à la représentation : l'art CRU". Il écrit ceci :
" La passion personnelle de l'auteur vise ce qui serait la meilleure élucidation possible de l'archaïque infantile. C'est-à-dire les traces (posons provisoirement ce terme vague) laissées au profond de nous-même par nos premiers investissements, dès le moment où nous sommes biologiquement vivants. Guy LAFARGUE est à l'affût de tout ce qui a suscité des recherches dans cette période nommée péri natale. Cet intérêt s'appuie évidemment sur l'hypothèse qu'il s'agit d'une zone à haut risque qui serait la matrice, soit de la création (et de ses risques), soit de la maladie mentale " .
Je comprends pas très bien ce que ça dit, mais j'en ai une intuition globale. Pour moi, ça veut dire que si, dans ta pratique de thérapeute, tu optes pour le libre Jeu de la régression (moi j'appelle ça "thérapie symbiotique"), si tu prends le parti du sujet contre celui de l'Eglise, alors, tu t' engages dans des marécages fertiles et dangereux. Tu peux plus fonctionner comme un techno. T'es obligé d'improviser à CRU. Et là, tu croises tous les mouvements, tous les morceaux de folie que t'as pas purgés. Et c'est ton client qui conduit la marche. Et je peux te dire qu'à certains moments, il est étroit le raidillon qui sépare la paroi de la création de l'abîme de la folie. Il te faut une sacré dose de confiance dans les énergies du désespoir pour passer.
Jean Broustra met le doigt sur un truc sensible. Je pense même, après-coup, que c'est ce tropisme pour l'expérience affective et ma capacité empathique à jouer avec qui a attiré et fixé Jean Broustra dans mes eaux territoriales.
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La régression ne dois pas être appréhendée comme un état, comme cela est souvent le cas mais comme un mouvement et une qualité de l'expérience essentiellement marqués par l'ouverture au surgissement d'une zone de l'expérience, vécue jusque là voilée au Sujet, par des surstructures opacifiantes (des préservatifs, si tu vois c'que j'veux dire), et par une extension de la perception directe, non-médiate à ce plan jusque là dérobé à la conscience du sujet.
Le terme de régression sert à désigner ce moment du dévoilement manifeste de l'archaïque dans l'expérience actuelle du sujet, et secondairement dans la perception qu'en ont les autres sujets.
Ce mouvement, ce passage, ce glissement d'un plan à un autre de l'expérience, se produit lorsque sont réunies deux conditions :
- d'une part l'activation libidinale des champs d'expérience soumis à l'inhibition ou à l'anesthésie
- et d'autre part le desserrement des signifiants originaires dont le Moi est le mirage.
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Mon expérience de la création, de la thérapie et de l'animation, me montre de manière irréfutable qu'il existe des gens adaptés qui vivent réellement dans la sphère archaïque, qui n'ont pas rompu les amarres avec leur expérience originaire, et qui n'en sont pas pour autant psychotiques. Et que pour ceux qui le sont, la psychose est susceptible de se résoudre de l'apprivoisement de l'originaire et de son introduction créatrice dans le circuit des échanges humains, au travers de l'art par exemple. Il y a un continuum (la plupart du temps détruit) que l'on peut rétablir entre l'originaire et le Soi. C'est lorsque ce continuum est rompu que se développe la souffrance affective et que s'organisent les défenses névrotiques ou psychotiques dressées contre elle.
Lorsque l'expression de ce continuum entre l'expérience originaire et le Soi qui l'englobe est entravée, l'originaire se met en tension résolutoire. L'Archaïque cherche de façon permanente à éliminer les stases douloureuses nées de son immobilisation, et à retrouver un libre fonctionnement; qui n'est pas retour au repos, mais mouvement fluent vers le libre Jeu des fonctions instinctuelles.
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Mon observation clinique me conduit à définir deux modalités de la régression
- l'une qui s'ouvre comme une potentialité "esthésique", dynamique et structurante de rencontre et d'appropriation par le sujet des zones de son expérience originaire dont il se trouvait coupé, et de l'immense réservoir énergétique qui y fermente.
- l'autre qui se développe comme une défense affective.
La Régression Affective
La régression affective doit être considérée comme une défense ouverte par le sujet pour lutter contre l'angoisse dépressive ou paranoïde. Elle se manifeste par des réactions visant à morceler et à disperser les affects (défenses skyzoïdes et autodestructives définies par Mélanie Klein) qui permettent au sujet de ne pas ressentir consciemment ce qu'il éprouve affectivement.
Le processus psycho-affectif qui supporte un tel travail d'"an-esthésie" consiste en un effondrement des investissements objectaux compensatoires et leur retrait sur des positions archaïques ayant joué une fonction protectrice efficace. Le transfert affectif en constitue le prototype. Dans ce cas de figure, le sujet se replie sur des positions dites "narcissiques", dans un en deçà des points de fixation de la libido à partir desquels le sujet a été mis en difficulté significative.
L'éclatement brutal des formes compensatoires et le travail de dispersion schyzoïde des affects sont particulièrement éprouvants et angoissants pour le thérapeute, ou pour l'animateur, en particulier lorsqu'ils se déclenchent chez une personne bien socialisée.
La Régression Critique
Cette modalité de la régression se produit généralement lorsque le sujet a atteint un niveau de souffrance affective insupportable, et qu'il est affronté de manière significative aux angoisses les plus archaïques, notamment à l'angoisse de mort, qui est, à mon avis, le véritable catalyseur d'une demande de soin et de travail analytique (ce qui est précisément et violemment dénié dans la régression affective où le sujet n'accepte pas le face à face avec la mort, ce qui le met beaucoup plus sûrement en danger).
Dans le travail de la régression "critique" (crisique), le sujet accepte, généralement grâce au concours d'un tiers, ami ou thérapeute, de rentrer pleinement dans une expérience de ressenti des éprouvés inconscients, ce que j'appelle, dans la pleine signification de ce terme, "esthétie"(prononcer: èstéssie). L'esthétie, c'est l'ouverture de la perception à l'expérience antérieurement interdite de représentation. Tu peux très bien te figurer ceci si tu acceptes de comprendre que ce que l'on désigne habituellement par "ressenti" (le sentiment) c'est le libre jeu de la perception des éprouvés affectifs originaires qui entravent le libre fonctionnement de ton intelligence; aussi bien, d'ailleurs, les éprouvés de jouissance que ceux qui sont dominés par l'expérience de la souffrance.
Une des caractéristiques majeures qui te permet de discerner le cas de figure où tu te trouves entre défense et ouverture, c'est que la régression critique ne s'accompagne pas d'un rétrécissement ou d'une abolition du Moi, mais au contraire de sa pleine expansion vers les zones obscures de l'expérience. Le Moi se décentre des leurres, et tu peux y appuyer ta parole analytique de façon confiante. L'espace thérapeutique apparaît alors comme le lieu où le déploiement de l'originaire est autorisé, contenu et élaborateur de sens. Si tu peux offrir cet appui en t'aiguisant du coté de la Parole, c'est tant mieux; mais si les intensités affectives réévoquées dans le transfert l'exigent, il te faudra alors aller du coté du corps et du "maintien corporel", sous peine de déclencher une overdose d'angoisse que le Moi de ton client ne sera pas en mesure de contenir et qui le précipitera dans la Folie. C'est comme ça que l'on doit comprendre certains échecs du traitement analytique qui envoient valdinguer les clients parce que l'analyste, inhibé dans ses mouvements d'amour et de haine, a été incapable à un moment fécond du travail analytique de dévisser les fesses de son trône. On appellera ça "psychose de transfert". Ces psychoses là, sont des effets de la résistance de l'analyste à sortir de sa position de toute puissance et à aller exercer son non-savoir du coté du corps.
La Régression æsthétique
Je voudrais te causer maintenant d'un truc très particulier qui se produit quelques fois dans mes Ateliers d'Expression Créatrice, et qui affecte aussi le domaine de l'Art. Il s'agit d'une expérience paradoxale de plongée dans un état de régression profonde, non angoissé, au cours duquel le sujet traverse, dans un état de pleine conscience inconnu de lui, une expérience narcissique qu'il a du mal à quitter lorsque vient le terme de la séance ou de la session.
Le libre accès à ces " états de réalité non ordinaire" (pour reprendre les termes de Carlos CASTANEDA) se produit lorsque le sujet a fait l'expérience significative de l'immersion totale dans le jeu de la formulation. Cette qualité d'expérience régressive se manifeste sous la forme d'une intense jouissance associée à une expérience d'indifférenciation de nature symbiotique entre le Soi et la forme hallucinée dans l'œuvre, qui vient faire métaphore du corps maternel.
Ces sortes d'expériences bouleversent la personne et inaugurent en elle une transformation radicale de sa relation au Réel. Elles constituent généralement le point de départ d'une reconstruction profonde de la personnalité qui nécessite bien entendu l'extension du cadre de l'Atelier vers un cadre thérapeutique et analytique. La dimension paradoxale tient dans ce qui se déplie alors comme libre accès au sentiment des souffrances affectives inhibées. Celles-ci se déploient à peu prés sans restriction, et elles provoquent, dans l'espace/temps de la thérapie, des turbulences émotionnelles et corporelles auxquelles le thérapeute doit faire face simultanément : en en permettant l'expression; et en protégeant le sujet et lui même de la violence que cela déclenche de façon incoercible. Les écrits cliniques de psychanalystes font peu état de ces sortes d'évènements qui se produisent nécessairement dans leurs séances, ni de leurs attitudes en réponse.
Ce type de régression narcissique où le sujet et l'objet viennent se re-éprouver dans l'espace originaire, se produit soit par l'établissement d'un transfert symbiotique mutuel entre le client et le thérapeute, soit entre le sujet et son œuvre. Je pense que la quête artistique, souvent affrontée à la tentation du retrait des investissements d'Objet, s'oriente vers l'investissement imaginaire de l'œuvre ou du système social de l'art, et vers la sublimation, qui coupent l'artiste de toute possibilité réellement créatrice pour l'assigner à résidence dans la répétition du même. Ce que l'artiste redoute par dessus tout, c'est le pressentiment de la perte irrémédiable où le plongerait une authentique traversée de l'expérience créatrice et de la régression que cela suppose.
L'art antagoniste à la création?
Je pense qu'il en va de même avec la quête où est engagée le thérapeute, et peut-être plus encore le thérapeute/théoricien. Si tu prends la notion de sublimation au pied de la lettre freudienne, comme détournement des pulsions sexuelles sur des objets non sexuels, tu peux te demander à la lecture des textes sacrés s'ils ne prennent pas leur propre appareil psychique pour un substitut de gonzesse. Quand tu entends Papi Lacan s'asturber sur son auditoire quatripattant et démontrer ses constructions, t'es parfois saisi de vertige.
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En fait, on retrouve la même aberration méthodologique géniale chez André Breton et chez Pépé Freud sous la forme d'une injonction contradictoire:
- dans l'invitation surréaliste, on te propose exactement de libérer ton écriture, ou tout autre mode langagier, du contrôle de ta pensée, comme procédé régressif destiné à produire de la texture artistique. Tu obtiens ça par branchement idéal d'un tuyau entre le Désir et l'organe langagier ad hoc, d'où serait idéalement absente toute dictature de ton Moi;
- Dans l'injonction psychanalytique, il te dit de dire librement tout ce qui te traverse la tronche pendant le temps de la séance, de faire relache du coté de la censure et de rêver consciencieusement.
L'injonction, dans l'un et l'autre cas est paradoxale. Elle t'invite ouvertement à la régression. On assigne à la volonté le projet de se dissoudre dans un pur agir langagier, idéalement débranché de la maitrise du conscient, ou plutot directement branché sur le Désir.
Autrement dit on te demande d'être halluciné, psychotique, pendant une demi-heure (c'est la dose de mon analyste... LACAN, il poussait le vice paraît-il jusqu'à faire des séances de 10 minutes, ou de rien du tout...et toujours au prix fort. On est bien loin de Pépé qui se coltinait six séances d'une heure et demie par semaine avec chaque patient). Et bien le paradoxe, c'est que ça marche. Mais à mon avis, ça marche seulement si le travail de la régression prélude l'entrée en séance. Ça n'est possible que si ton client a laissé son Moi dans l'antichambre. Ce sur quoi ni le thérapeute, ni l'initiateur ne peuvent rien, c'est sur la cristallisation d'un transfert dynamique entre toi et ton client.
C'est ça le grand truc: le transfert est le mouvement lui-même de la régression. Et quand celui-ci est engagé, ton client est prêt à passer au micro-onde.
Au fond, dans l'expérience psychanalytique comme dans l'expérience surréaliste de l'écriture automatique, ça marche seulement si l'injonction est reçue comme une correspondance du Désir. Mais il y faut du Désir, et donc du transfert, et donc de la régression…préalables. Ça marche si le désir de l'expression y est pris dans un champ émotionnel et affectif puissant.
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