PETIT MANUEL
DE SABOTAGE
DE L’APPAREIL
A PENSER
Communication pour les journées d'études de l'ARAET
Genève, Novembre 1998
Matières, Matériaux, Expression, et Pensée
Guy LAFARGUE
Psychologue plasticien
Directeur des Ateliers de l'Art CRU
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Je dois dire que j' éprouve une grande satisfaction à pouvoir exprimer quelques pensées personnelles. Être invité à penser librement n'est pas chose si courante qu'on ne s'en puisse réjouir avec insistance. Bien souvent, vous le reconnaitrez je l'espère avec moi, les pensées qui se donnent en spectacle dans les livres ou dans les conférences ne sont pas toujours des pensées très libres. Ce sont beaucoup des pensées préconstruites, bien rangées dans des discours, qui s'adressent à des cortex auditifs bien élevés, dans des codes immuables, si bien que tout le monde est content et que les choses peuvent rester en l'état.
Je crois que je pense sur la pensée des choses pas très convenables. Enfin, ce n'est pas sûr. Vous me le direz.
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Pour répondre à l'invitation qui m'était faite, j'avais fait le projet de me placer dans la position de penser avace ma main, c'est à dire d'écrire selon la formule consacrée d'André BRETON "en l'absence de tout contrôle exercé par la raison", ce que je sais faire et que j'ai déjà pratiqué dans un certain nombre de mes articles cliniques et théoriques. L'obstacle approchant, j'ai provisoirement renoncé à me placer dans cette attitude et j'ai pris le parti, pour cette fois de glisser ma pensée dans les chaussons de la bienséance. Et pour une fois, je vais m'autoriser à être un spectateur anonyme de ma propre pensée, incrustée sur le film que j'ai construit pour vous, dont je répondrai ensuite.
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Je commencerai ce court voyage à partir du précepte surréaliste selon lequel il y a un en deça de la pensée qui vaut le déplacement, et à partir de la méthode surréaliste de l'automatisme psychique pratiqué intentionnellement.
L'automatisme psychique pur prescrit sur ordonnance n'est pas, en effet, une position très habituelle pour des personnes civilisées. C'était pourtant la trouvaille commune et simultanée de FREUD et des SURRÉALISTES via la plume d'André BRETON que de proposer l'expérimentation d'une situation paradoxale où ça puisse penser avant que d'être pensé.
Pour FREUD l'injonction paradoxale était "Dites tout ce qui vous vient à l'esprit". Ce faisant, il transformait avec son maître BREUER un moment de grâce passé en compagnie d'une femme intelligente en une technique qui connaîtra le succés que l'on sait : la psycho-analyse.
Pour André BRETON c'était "Écrivez tout ce qui vous vient à la main ". Pour les deux, l'esprit ou la main, la psyché ou les muscles comme vecteurs corporels obligés de l'expression des motions les plus profondes, il s'agissait de créer une situation interhumaine construite, un cadre pour déjouer la répression morale et esthétique sur l'expérience de l' énonciation pressentie par les deux hommes comme potentialité de transformation : du sujet pour l'un, et comme subversion sociale pour l'autre. Il s'agissait en quelque sorte d'instituer le processus de la régression comme écluse vers le signifiant, dans la perspective, pour l'un et l'autre de la réorganisation du système socio-mental (concept emprunté à Max PAGES).
Donner sa revanche à la Parole sur la connerie, ce qui n'était pas une mince affaire, et cela allait réserver des surprises tragiques : TAUSK, CREVEL, pour ne citer que les têtes de série.
Processus associatif pour l'un, automatisme psychique pour l'autre, il s'agissait de provoquer chez le sujet l' intention de laisser la motion pulsionnelle la plus profonde prendre les commandes de la formulation expressive contre quoi elle est justement puissamment défendue. Peu importait l'organe, de la bouche ou de la main. Et ce ne sera pas une mince contradiction, sûrement l'une des plus poétiques de FREUD, que d'avoir misé la totalité de sa fortune et de sa confiance dans l'exercice du processus associatif, et d'avoir ensuite inventé de toutes pièces la pulsion de mort pour justifier les limites du pouvoir du jeu paradoxal de la prescription du symbolique : Pensez librement! Comme celle d'André BRETON aura été pour finir l'enlisement du Surréalisme dans la littérature et dans l'art.
Dans les deux cas, la méthode devient la visée du sujet, se substitue à la substance de l'acte créateur fondamentalement irréductible à toute prescription. Le fonctionnement psychotique ne se décrète pas. Si pulsion de mort il y a, ç'en est alors le niveau où elle se représente avec le plus d'éclat. Car c'est bien de cela qu'il s'agit dans l'invite du divan : de la fascination d'un mode de fonctionnement psychotique proposé au client comme mirage d'un possible bonheur.
La leçon de l'épuisement surréaliste en littérature et en suicide et de l'enfermement psychanalytique en analyses interminables ou parfois en acting suicidaires est peut-être à rechercher dans le processus narcissique lui-même sur lequel ils se fondent, processus autophagique, inhérent à la prescription du Désir.
Dans les deux situations, le psychique et l'esthétique sont sommés de fonctionner sur un mode que l'on pourrait qualifier de psychotique, c'est à dire sur un mode où les mots sont abolis en tant que message, en tant que forme et deviennent à eux-mêmes leur propre matière, leur propre objet d'investissement… un espace/temps où les mots sont les signifiants et les signifiants les mots, où "Je" est invité à se saborder… où la différenciation entre la pensée et la psyché est abolie, et où ce qu'il y a précisément d'humain chez le sujet se dissout.
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Pourquoi la pratique dadaïste qui était une pratique insurrectionnelle en passant de la Suisse en France, de Zurich à Paris, est elle devenue une pratique de salon (Zurich où l'on a détruit il n'y a guerre le bistrot où Tristan TZARA est venu au monde de l'expérience analytique - la Dadanalyse - qui s'ouvrait comme mode d' analyse esthétique et politique révolutionnaire de la société) pour finalement se dévoyer en idéologie Stalinienne puis en littérature sous la férule d'André BRETON couronné Pape du Surréalisme ?
Paradoxale, l' injonction associative…
Paradoxale, l' injonction de l'automatisme psychique…
Parce que dans les deux cas la prescription du désir passe outre à l'expérience du manque dans un acte délié de toute altérité. Tension délibérée vers un Désir qui ne serait pas désir du Désir de l'Autre. Qui abolit l'Autre en tant que lieu du Désir qui nous constitue comme autre. La prescription du désir détruit tout bonnement ce qui en est sa condition d'éveil et de développement : l'absence de l'autre, ou au contraire sa présence exacerbée comme fantasme.
Bien entendu, il en va de même de la prescription artistique, pratique exemplaire de double-langage qui interdit au sujet, au moment même de la prescription, l'accès à ce qui lui est désigné comme idéalité à atteindre, accompagné par la sollicitude de l'arthérapeute :
J'ai une fascination pour cette interrogation sur le processus d'articulation de la pensée et de la matière dans l' aventure expressive. Elle a totalement habité mon engagement dans l'expérience créatrice. Dès l'origine.
Mon propre espace de pensée est tendu en permanence par cette question de la création d'une structure pour l'expression esthétique, qui ouvre la personne à un mode d'expérience créatrice où la pensée vienne en aval de la rencontre esthésique avec la matière. Mon premier Atelier, mon premier livre portent le même nom : "Argile vivante"…matière vivante. J'ai toujours instinctivement choisi de laisser la matière dicter la forme. J'ai appelé le deuxième volet de mon Atelier d'Écriture: "Écriture/matière". Dès l'origine de mon ouverture professionnelle j'étais animé par ce parti-pris.
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La pensée qui me vient à la psyché à l'énoncé de celle de mes hôtes "Matiere, Matériau, Expression et Pensée" est donc pour moi de savoir comment résoudre dialectiquement cette épineuse question du croisement de l'expérience créatrice dans l'invitation expressionnelle où je me situe, et celle de son aliénation dans l'art. Autrement dit, au niveau où nous jouons ici : comment créer de l'institution sans verser dans de la prothése ?
Je ne suis pas du tout, dans ce débat, sur les positions œcuméniques de Jacques STITELMANN. Je comprends cet effort de concilier des positions inconciliables, mais je n'y souscris pas. Il y a pour moi dans la question majeure de l'expérience créatrice des conflits irréductibles entre la position analytique, qui est le lieu commun de notre rencontre, et la position artistique où tentent de la fixer un certain nombre de pratiques arthopédiques. C'est bien de la position de la pensée prise dans la matière ou prenant les matériaux dont il est question, c'est à dire du contrôle de l'acting créateur : par les signifiants ? ou par la pensée qui les occulte ? Pour ce qui me concerne, j'ai fait un choix. J'ai choisi le silence de la pensée, la renonciation au projet et à l'intention.
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Pensée/matière, matière première - comme on dit - pour l'appel au corps comme pensée organique - qui est poésie - contre matériau qui est matière pour la pensée et non fondamentalement pour le corps qui est le lieu de l'expérience créatrice elle-même, pensée surdéterminée/surdéterminante par les codes de la construction. Dans le thème proposé à notre réflexion, j'ai fait comme on dit chez nous, l'impasse sur les matériaux. Les matériaux, c'est déja des affectations de la matière - "LEROY-MERLIN, magasin de Matériaux"- c'est déja de la matière déjouée par la pensée. C'est de la matière domestique. C'est de la matière prostituée à la pensée dominante. Les matériaux, c'est les ingrédients de la recette : une pelle de ciment, deux pelles de sable, un demi seau d'eau, dix-sept parpaings... le projet est déjà inscrit dans les matériaux. Après, la confection dépend de l'art, du métier dans ses savoirs-faire. L'expérience créatrice y est canalisée dans les pré-requis de l'animateur qui dirige, oriente, canalise la pulsion créatrice vers les modes de formulations qui ne risquent pas trop d'envahir la scène consciente par des matériaux inconscients, ce qui a toujours des effets redoutables.
Les matières, je le sais par expérience profonde depuis trente ans, sont des toboggans vers les signifiants à la condition de les laisser exercer leur pouvoir projectif sans aucune restriction. Ce sont les matières qui vont diriger l'acting créateur. Contrairement aux fantasmes et aux fabulations diffusés par des détracteurs qui n'ont jamais mis les pieds dans des Ateliers d'Expression Créatrice, la scène n'est pas envahie mais occupée par les signifiants qui vont y représenter leur propre scénario, élaboration créatrice où l'animateur devra jouer le rôle de l'Autre, de celui en lequel se réfléchissent les intensités de désir et les violences affectives dont il procède, sans en être détruit.
Qu'en est-il dans l'Atelier d'Expression Créatrice version Art CRU ?
L' énoncé inaugural de l' animateur pour introduire à l'Atelier est le suivant :
- "Vous êtes invités à vous exprimer ici, et dans les périodes fixées pour le faire, avec la matière et avec les outils qui sont mis à votre disposition pour dire ce que vous avez à dire dans ce cadre. C'est ce langage-là qui est institué comme moyen privilégié pour vous exprimer. Chaque séance d'Atelier comprend un temps consacré au jeu avec la matière et un temps consacré à évoquer les effets de cette rencontre entre la matière et le désir".
Autrement dit : un temps sans restrictions pour le faire, et un temps pour l'élaboration de la pensée de ce qui surgit des signifiants dans le temps du faire. Et le tour est joué.
Voilà dans sa nudité le contrat que je propose dans mon Atelier. C'est simple. Élémentaire. Tellement élémentaire qu'il semble que c'en est provocant, et pour certains intolérable, que l'animateur soit tenu de ne rien faire, et le sujet tout. Tout ce qu' il peut en tout cas. Pas de consignes, pas de propositions de jeu communes à tous, pas de propositions de jeu de groupe.
Et moi, dans cette cosmographie groupale, je ne suis là que pour constituer un pôle émetteur/récepteur des charges inter-transférentielles déclenchées par cet ensemble architectural composé du cadre, des matières/langages, de ma personne et du groupe comme supports fantasmatiques d'une intense activité æsthésique dont l'issue obligée est : plutôt la matière ou plutôt le transfert, ou bien le transfert sur la matière, ou bien des va-et-vient entre matière et transfert selon les degrés de la menace exercée par la pulsion métamorphique sur l'éclatement des conflictualités qui accompagnent toujours l'émergence des représentations d'affect, des représentants de signifiants dans le champ de la perception du sujet.
En fait, comme dans une psychanalyse qui est créatrice, la matière de l'expérience, ce n'est pas la matière, c'est le jeu affectif, et ses effets de transfert. C'est ce qui des signifiants est appelé par l'intensification æsthésique du jeu. C'est l' experience créatrice qui est le jeu, c'est le processus et non l'objet créé, ou les aléas de sa circulation dans le circuit de la communication sociale, comme l'y inscrit symboliquement le préfixe art dans l'expression "art-thérapie" et dans les pratiques qui s'y réfèrent. Et mon travail d'animateur, multiple, fondé sur une abstinence de toute forme de direction d'évaluations ou de propositions d'exercices, consiste à être le témoin attentif des effets de sens qui surgissent à profusion, des effets de parole sur le sujet, comme "Il" disait , "en tant que le sujet est constitué des effets du signifiant"); d'avoir la capacité de les surligner au moment opportun, aux moments des dialogues spontanés ou institués; à être la personne privilégiée pour que ce qui se mobilise de l'affect, ce qui du non-humain est puissamment réactivé, puisse s'expérimenter sans danger dans le jeu de la symbolisation créatrice et introduire le sujet au symbolique, qui est ce par quoi l'expérience affective, avec sa sauvagerie et ses violences potentielles, s'humanise, est introduite justement au monde de la êrception et de la pensée.
Assomption vers le symbolique, donc, et humanisation, comme le dit si bien Françoise DOLTO. J'adhère.
Le mouvement va donc de l'acte vers la pensée, et non l'inverse. L'acte précède tout projet. L'Acte, c'est celui de l 'énonciation de la parole du sujet dans l'agir créateur, saturé des affects dont il est l'expression, et l'accueil de ses effets de sens. Et la Pensée, c'est le moment de l'aboutissement de l'acte créateur, de l'acte de la formulation de l'affect en une représentation créatrice, quelle qu'en soit la matière, et même si cette matière est les mots, les mots dans la bouche ou les mots dans les doigts. C'est ce par quoi une psycho-analyse est opérante lorsqu'elle réalise ses visées, quand elle est créatrice dans sa relation à l'expression psychique (qui est la circonscription où la psychanalyse assigne le sujet) .
La matière du processus d'expression créatrice, c'est le sujet ; et les matières sont les langages, les médiums de la formulation, de la symbolisation par où l'affect se détoxique et peut revenir vers la personne comme matériau pour sa construction en tant que sujet.
Voilà.
J'espère que je n'ai pas été hors-sujet.
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