Les vieilles culottes ont la bretelle freudienne (Julie Guénédel)
Entretien avec Guy LAFARGUE
sur l'expérience créatrice et l'Art CRU
conduit par
JULIE GUENEDEL
pour son mémoire de Sciences de l'Éducation
Julie : Quand on s'exprime, surtout à travers l'art, c'est qu'on ressent un désir de créer. Pour moi, cela rejoint une envie. Ce que je trouve ambivalent dans cette expérience, c'est que quand on crée, on se trouve dans un état tellement second, que lorsqu'on a terminé notre création, ou ce qu'on voulait faire, il y a un sentiment de manque...ou, à la limite, de déprime...qui passe vite...
Guy : Vous parlez de votre expérience personnelle ?
Julie : Oui... mais... c'est aussi ce que j'ai lu dans un certain nombre de livres.
Guy : Pas dans mes écrits !
Julie : Peut-être. Pas chez vous !...
En fait je lis beaucoup de choses. Je m'intéresse à l'expression dans une perspective de développement personnel. C'est à dire, de l'expression permettant de redécouvrir son corps, ses sens ; d'être à l'écoute de ses attentes et, peut-être, de découvrir des choses sur soi.
Guy : C'est un bon programme...
Julie : Donc, j'aimerais bien savoir....vous, dans quelle optique vous voyez ces ateliers...les ateliers que vous faites ?
GL : Quand vous entamez la chose en disant : "s'exprimer à travers l'art", je dois vous dire qu'ici on ne s'exprime ni par l'art, ni "à travers". Ici, dans l'institution de l'Art CRU, on exclut tout simplement la notion d'art. On n'est pas dans la dimension artistique. Les artistes sont des gens qui ont besoin de l'art pour s'exprimer. C'est à dire qu'ils ont besoin de situer leurs créations par rapport à une institution, à des institutions qu'on appelle l'Art, dont le fondement est constitué par le public, par l'@utre, par le système médiatique, commercial... par l'autre dans la réalité ou dans l'imaginaire...
L'artiste ne peut sans doute pas s'exprimer s'il n'est pas subjectivement situé dans cette dimension de l'emprise du regard de l'autre...le regard et l'estime et l'amour que cela peut lui procurer ; ou le travail de formation de l'image de lui-même dans le miroir que le public va lui renvoyer...
Donc ici on se désintéresse totalement de ça. Les gens, quand ils viennent dans les Ateliers d'Expression Créatrice, ils viennent pour s'occuper d'eux mêmes...de leur personne.
Julie : Selon moi, il y a une différence entre expression et création...
Guy : Vous en faites une...
Julie : Oui j'en fais une...c'est à dire en lien avec ce que je lis de manière théorique...
Guy : Quelle différence faites-vous ?
Julie : Selon moi, l'expression serait quelque chose qui serait plus accessible à tout le monde... c'est difficile à dire... la création, elle, suppose une rigueur, un travail, comme cela est le cas pour les artistes. Ce qui fait la différence entre ceux qui veulent s'exprimer purement et les artistes - comme certaines personnes que je connais qui sont aux "Beaux Arts" - qui doivent acquérir une technique...où il y a certaine normes...où ça va être assez normatif finalement...du coup, la création pour moi, comme disait x..., c'est la rigueur. Créer c'est être rigoureux. Alors que l'expression serait quelque chose de plus accessible à tout le monde.
Est ce que tout le monde peut-être créateur ? Ça, je ne le sais pas, mais en tous cas, tout le monde est capable de s'exprimer. Après, je sais...il y a beaucoup de personnes qui ne sont pas capables de s'exprimer, qui ont du mal... qui vont être très... comment dire... je ne trouve pas mes mots.... très réticents à se dévoiler devant les autres.
Donc, ce qui m'intéresserait d'explorer, c'est la façon d'amener des personnes à s'exprimer et à créer à l'intérieur d'un cadre ? Parce que, selon moi, l'environnement dans lequel on veut s'exprimer est primordial, puisque que ce sont nos sens qui perçoivent tout et qui font que ça va permettre de débloquer tout ça.
Selon vous, quel cadre doit être mis en place pour permettre à des personnes de pouvoir s'exprimer, de s'oublier ?...de se lâcher ?...
Guy : Est ce que s'exprimer, c'est s'oublier... ?
Julie : Ah ! Moi, au point de vue vocabulaire...je ne suis pas très rigoureuse justement.
Guy : Ce n'est pas une histoire de rigueur. C'est une histoire de représentations culturelles standard !
Il y a des pensées que l'on croit être des pensées et qui ne sont que des reconstitutions des lieux communs de la culture dominante autour de la création, de l'art. Je ne partage pas votre point de vue. Je pense que la création, c'est un événement absolument accessible à tout le monde...Ma définition de la création : c'est ce qui se passe lorsque quelqu'un réussit à relier sa vie inconsciente - la vie affective - au langage...aux langages de la création.
La vie affective, c'est quelque chose qui nous structure, dont nous sommes construits, dont nous sommes habités, mais qui échappe à notre perception. On en sent, on en éprouve les manifestations, mais on n'y a pas un accès direct. La seule chose qui donne accès à la vie affective - à la vie inconsciente - c'est la création justement.
Le process de la création est le fruit d'une sorte de tension entre notre aptitude langagière et notre capacité d'expression affective. C'est quand les deux se condensent dans leur rencontre que se déclenche le processus de la création... de façon quasi nécessaire... Et, au fond l'évènement, le mouvement qui rend ça possible, c'est le travail de l'expression. L'expression, c'est quand ce process de tension de l'un vers l'autre est engagé, c'est à dire de la tension d'une impulsion affective vers la structure langagière. L'inconscient est structuré dans le langage... L'expression, c'est ce travail là.
J'ai consacré toute ma vie à comprendre ça, à l'expérimenter pour moi et à créer un cadre, une praxis... vous comprenez le terme praxis ?
Julie : Je le situerai plutôt du côté de la pratique.
Guy : C'est une pratique soumise à une critique régulière et exigeante. La praxis, c'est une pratique qu'on interroge, à l'écoute des théories existantes, ou à la lumière des observations que l'on tire de sa propre pratique...J'ai consacré toute mon existence à ça, et maintenant, je commence à avoir jouissance d'une somme de connaissances et d'un ensemble de savoirs constitués sur ce travail de l'expérience créatrice et de l'expression ; et sur la façon de créer un cadre dans lequel je place les gens pour que ce processus de la création se déclenche en eux de manière inéluctable, de façon quasi automatique.
Julie : Alors, dans ce cadre, qu'est ce qui est opérant ? Qu'est-ce qui fait que ça va déclencher le travail de l'expression ?
Guy : Dès l'instant où les gens rentrent dans ce cadre, ça met en ébullition le Désir... Le Désir, c'est à dire, la faim de résoudre toutes ces tensions toniques ou "pathiques" dont nous sommes habités.
Julie : Est-ce que chacun a besoin d'un cadre spécifique qui va lui permettre de...de vouloir se développer... de s'exprimer ? Ou est ce qu'on peut dire qu'il y a un cadre type ?
Guy : Le cadre, est aussi une construction imaginaire. C'est à dire que...vous êtes ici en cet instant parce que vous avez vu/trouvé quelque chose. Vous avez été séduite par un discours que vous avez vu sur Internet, où dont on vous a parlé.... Vous êtes mobilisée du côté du Désir justement. Vous êtes prête à cueillir... Par cueillir, je veux dire que vous êtes tenaillée par le Désir de comprendre ce que c'est un cadre d'atelier, pour éventuellement en faire une profession, un métier... pas une profession, mais un métier.
Le cadre est quelque chose qui est valable de manière universelle. C'est un invariant. Il n'y a pas de cadre spécifique d'Atelier pour telle ou telle catégorie de personnes. C'est le même pour tout le monde, que les personnes soient perçues par le groupe social comme "normales", désignées comme handicapées, schizophrènes, névrosées, en bonne santé affective, enfant ou adultes...c'est le même cadre pour tout le monde. Ce désir là...cette activation là... c'est le fruit d'un travail d'activation puissant créé par le cadre proposé.
L'Atelier est construit. Il est pensé. Ce n'est pas seulement des outils, des établis posés comme ça, des matières. C'est un ensemble qui est construit pour déclencher le désir de créer, c'est à dire le désir de se faire du bien. Le désir de se transformer de façon satisfaisante lorsqu'on est tordu, lorsque notre existence, notre vie, sont mal foutues et que c'est intolérable.
Et bien dans ce lieu-là, on va inaugurer un nouveau mode de relation au monde, dans ce cadre très particulier de la rencontre avec des matières. Des matières qui sont en même temps des langages : l'argile, le modelage, l'expérience picturale avec les "pâtes picturales" - l'huile, la gouache, n'importe quoi - la sculpture, l'écriture... Ce sont des matières et des langages. Il y a un mode d'expérience immédiate de ce cadre par les personnes qui va opérer de telle sorte qu'elles ne vont pas pouvoir échapper à ce travail de liaison, de connexion entre l'affectivité - l'inconscient - et le langage. Voilà, c'est ça qui se passe. Personne n'est indemne d'affect. Du moment que les gens sont là, qu'ils sont venus, ils vont inéluctablement être mis en travail. Ce n'est pas toujours une partie de plaisir. C'est une aire de jeu. Mais "Jeu" n'est pas toujours du côté du plaisir. C'est ludique, mais du côté de l'exploration active de cette rencontre là. C'est à dire que l'objet de l'atelier d'expression, ce ne sont pas les matières et leur maîtrise technique, ce n'est pas le langage, c'est cet évènement étincelant de la rencontre, de la percussion de l'affect et du langage. Il faut donc que les gens acceptent de se mettre au monde, de laisser surgir leur monde interne. Mais c'est toujours dans le langage que l'avènement de l'expression est sollicité. Ce n'est pas de l'expression à l'état brut comme ça. Il ne s'agit pas d'exprimer ses émotions. Il s'agit d'exprimer ses émotions dans le langage, dans l'expression créatrice.
Julie : Donc ça implique une construction ? Enfin... je veux dire... le langage, c'est quelque chose de construit ?...
Guy - Le langage de la création, c'est le langage des mains. C'est penser/parler avec les mains. Ce n'est pas le langage des mots. Au fond, il s'agit de laisser les impulsions imaginaires, les émotions, les affects...diriger le mouvement. Et puis tout à coup on va s'apercevoir que la forme nous devance, devance notre pensée. La création, c'est un mode de pensée archaïque.
J'ai un point de vue un peu inverse à celui de la culture. A savoir que ce n'est pas nous qui pensons la création, c'est la création qui nous pense. Tout projet, toute pensée préalable à une création avorte nécessairement.
Julie : Ça va me faire beaucoup réfléchir tout ce que vous me dites ...
Guy - Eh !.... j'en profite ! Je profite de cet entretien aussi pour moi...
Paradoxalement, j'ai, me semble-t-il avec vous, une façon de dire les choses qui est naïve, neuve. Je crois que je vous ai dit des choses qui peuvent être intéressantes pour moi à reprendre dans une écriture théorique.
GL : Vous aurez un travail à faire à partir de ça ?
Julie : Oui, après je ne sais pas trop où je vais...Au départ, je m'intéressais à l'art-thérapie. C'est quelque chose dont j'avais entendu parler. Ça a toujours été présent dans ma famille à des moments critiques de notre vie... c'était comme ça.
Donc pour moi, j'ai toujours eu le pressentiment, l'intuition que l'expression peut permettre d'explorer des choses dont on n'aurait jamais imaginé qu'elles avaient pu arriver. J'en ai eu l'expérience personnelle... Forcément c'était toujours dans des moments très précis, avec une musique spéciale... D'ailleurs, je me demande si vous faites aussi d'autres "arts". Je mets des guillemets avec le mot "art"...
Guy : Oui, oui...
JULIE : Je veux dire... dans ce cadre là, que vous proposez, la musique par exemple... Est ce que le fait de créer quand on écoute une certaine musique va mettre dans un état assez spécial pour créer ?
Guy : C'est exclu ici.
Julie : C'est exclu ici ?
Guy : Oui. On ne se sert pas d'adjuvant pour s'exprimer, pas de béquilles sonores. On peut faire ça chez soi quand on travaille, pour distraire l'affect. Ici, la source de création est l'affect. La musique est un art à part entière. C'est une expression. Donc je ne vois pas pourquoi on favoriserait la distraction (le détournement) de ce dont on a besoin pour pouvoir s'exprimer à savoir, justement de l'affect. Cela revient à neutraliser les forces affectives par l'expression d'une autre personne qui se substitue à notre propre travail de transformation dans le langage. La musique est un langage. Entendre de la musique enregistrée pendant que l'on s'exprime dévoie l'expérience affective, source de toute création. C'est comme, fumer une cigarette pendant qu'on crée c'est stérilisant. Les ateliers, c'est la plupart du temps dans le silence total. Les gens sont presque tous seuls dans une bulle, en fait. Chacun est dans son monde intime. Il n'y a pas de distraction possible. Cela se fait naturellement.
Julie : Concentré sur son objectif ?... Alors ça, c'est drôle. Votre vision me fait penser justement à certaines philosophies, en relation avec la question de l'instant présent et du temps ; et de se concentrer sur les moindres gestes. Comme, par exemple, la cérémonie du thé en Chine... C'est très codifié... Mais je veux dire...juste le fait de...
Guy : ...d'être là !
Julie : De prendre conscience des gestes que l'on fait.
GL – C'est exactement cela dont il est question. Etre dans une présence entière à soi, sans filtre. Cela favorise l'émergence. On ne met pas de filtre non plus à l'émergence contrairement à beaucoup de disciplines spirituelles dans lesquelles il s'agit, au fond, de neutraliser les présumées mauvaises parties du soi. Ici, les mauvaises parties du soi, ce sont celles qui vont justement venir au devant de la scène. Quelques fois, quoi... Dans l'optique de l'Art CRU l'animateur n'induit pas dans le filtrage affectif. Nous ne sommes pas là pour inviter à maitriser. Nous sommes au contraire là pour favoriser le relâchement de toute contention morale, spirituelle, psychique qui viendrait perturber le libre flux de la création ...La spiritualité dont il est question ici, c'est ce travail de transformation de l'affect en langage...Et cela est possible à l'intérieur d'un cadre construit pour favoriser et accueillir les puissants effets de sens qui s'y développent. Ça c'est une loi intangible de l'expérience créatrice.
Julie : L'affect ! Je vais retenir !
Guy : La création, c'est transformer l'affect en langage. Ça veut dire que l'affect, il est bien là et qu'il ne va pas être évacué par des méthodes d'auto suggestion ou par des conditionnements.
, par des méthodes comportementales.
Julie : J'aimerai créer mon propre atelier... plus tard, bien entendu, quand j'aurais bien réfléchi à la chose... Mais ce qui m'a toujours intéressée c'était de travailler dans ce domaine notamment avec des personnes en situation de handicap mental. Est-ce que ?... Je ne sais même pas comment poser cette question...Y a-t-il une différence entre la manière dont ça va se passer chez une personne "avec un handicap mental" - on va dire - et une personne réputée "saine" ? Je mets des pincettes, n'est ce pas ?
Guy : Oui, vous avez bien raison parce que...
Julie : Ce n'est pas ce que je pense forcément...
GL :Pourquoi dites-vous autre chose que ce que vous pensez ? Qu'est ce que vous pensez ?
Julie : Mais...pour essayer de voir... Je ne vais pas vous dire ce que je pense directement. Pour moi, il n'y a pas de différence. C'est pourquoi je veux faire ce métier là. Il n'y a pas de différences profondes non plus entre une personne en situation de handicap mental ou une autre. Pour moi, c'est une autre manière de voir le monde, de ressentir le monde.
Guy : He bien voilà ! Vous avez donné la réponse.
Julie : Je doute de moi. Mais c'est vrai qu'après je n'essaie pas...Je vous pose des questions assez naïves, aussi en fonction des choses que j'entends et un peu...
GL – Pas si naïves que ça.
Julie : Oui peut-être. Et je veux dire justement que c'est vrai aussi au niveau des enfants...dans le développement de la personne... C'est ça ce qui m'intéresse. Qu'est ce que selon vous ça apporte dans sa vie de tous les jours de participer à des ateliers comme ça ?
Guy : Là aussi vous avez la réponse, je pense.
Julie : Ben oui !
Guy : Pour répondre à votre préoccupation, je voudrai d'abord dire que ça n'existe pas un handicap mental. La maladie mentale n'existe pas. C'est un préjugé culturel puissant véhiculé par la psychiatrie, par les laboratoires pharmaceutiques et par la presse audio visuelle. C'est le business chimio-psychiatrique qui a imposé à la culture cette dénomination de "la maladie mentale".
Les gens, nous, nous avons un rapport structuré au monde. Notre rapport au monde, il s'est construit au travers des évènements de notre vie originelle, de notre prime enfance, des traumas rencontrés au cours de notre développement. Et, en fonction de ça, nous établissons une certaine qualité de rapport avec le monde, avec tout le monde Cela est la même chose pour les gens qui ont des déficiences neurologiques. Il n'y a pas de trouble à proprement parler mental. Ce que l'on appelle le mental c'est l'activité psychique, et le psychisme est toujours le reflet de notre rapport au monde qui est manifeste dans notre expérience affective. Toujours. Le psychisme, c'est comme les gaz d'échappement d'une bagnole, ça parle de la qualité du moteur. Si le moteur est de bonne qualité, les gaz d'échappement ne sont pas polluants (pas trop). Si le moteur est foutu, le delco ou n'importe quoi, ça dégage du gaz carbonique et d'autres merdes, et ça pollue. La qualité du gaz à la sortie du tuyau d'échappement, ce n'est pas de la maladie. La maladie est dans certaines parties du moteur... la maladie ou la torsion, plutôt la distorsion dans notre rapport au monde. Donc, ceci est très important ici, dans ces Ateliers, parce que nous ne sommes pas du tout centrés sur le psychisme. Le psychisme c'est un épiphénomène.
Vous comprenez le mot "épiphénomène" ?
Julie : Non pas trop.
Guy : Un épiphénomène c'est un mouvement périphérique, ce n'est pas un centre causal. La vie psychique n'est cause de rien du tout. Je me fais regarder de travers quand je dis ça dans mon milieu professionnel. La vie psychique n'est qu'un effet de la façon dont nous rencontrons le monde, les personnes, les situations sociales... Et donc, les gens qui ont des déficiences neurologiques ont peut-être une vie psychique différente de la votre et de la mienne, mais qui n'est ni plus ni moins une manifestation psychique que l'on n'a ni à mesurer, ni à juger...Ici nous nous intéressons à la personne. C'est ça le point de vue développé dans les ateliers d'expression créatrice analytiques. Quand ici nous recevons quelqu'un, ou un groupe, ce sont des personnes que nous accueillons, quelles que soient leurs différences et la relation qualitative au monde que cette différence là, neurologique par exemple, entraîne. Les enfants mongoliens ont une vie affective très, très riche. Ils ont une vie mentale limitée à des trucs élémentaires. Mais dans un atelier de peinture, une personne trisomique qui peint, elle peint peut-être de façon beaucoup plus libre qu'un éducateur spécialisé hyper adapté. Enfant, adulte, c'est pareil...L'enfant est beaucoup plus libre que l'adulte, beaucoup plus créateur spontanément. Et à partir du CP, ou de je ne sais quoi, l'école détruit méthodiquement l'impulsion créatrice spontanée des enfants. L'école est construite pour démolir les compétences innées au moyen des apprentissages sociaux/mentaux ; pour neutraliser l'aptitude à l'expérience créatrice potentielle des enfants. Le potentiel créateur des enfants est systématiquement éradiqué par l'éducation artistique et le comportementalisme créativiste des anglo-saxons. Un véritable meurtre symbolique.
Julie : Ce que vous me dites, ça me fait penser à cet auteur que j'ai découvert, Arno Stern...
Guy : Que je connais bien !
Julie : Moi je ne le connaissais pas. Je l'ai découvert, et justement en parlant du Closlieu et de la formulation... Il disait que l'activité créatrice était complètement annihilée par les adultes, que c'était un langage donc ! Du coup, même si l'enfant dessine un pot de fleur, ce qui est important, c'est le jaillissement par exemple... Ce que je trouve intéressant, c'est la dénonciation de cet aspect là... normatif, en fait, de l'éducation où on va dire à l'enfant : "non" à sa spontanéité... où on va prendre pour de l'imagination et corriger le fait que l'enfant va faire une table, des pieds n'importe où, des choses comme ça...et on va lui dire : "non, une table c'est comme ça..."
Guy : L'enseignement artistique promu par l'Education nationale est profondément indigent et destructeur des compétences spontanées de l'enfant. Connaitre est un processus naturel et nécessaire chez tous les êtres vivants, en particulier chez les êtres humains. L'école fait le contraire de ce qu'elle devrait faire. Cela donne une école qui produit 30 à 40% d'échecs scolaires, de déchets scolaires, échecs..... déchets, c'est presque un anagramme...
Julie : Justement, je vais aller y voir. Je vais faire un stage dans une école primaire où, apparemment, la création des enfants a l'air d'être quelque chose d'important pour les enseignants. Dans l'école, il y a plein de petits dessins partout. Ça m'intéresse pas mal cet aspect là. Je n'ai pas encore circonscrit la problématique que je vais traiter ? Mais c'est vrai que, pour des enfants, qu'est ça leur apporterait de ne pas leur imposer cette chose normative, en tous cas dans le champ des arts plastiques ? Toutes ces normes qu'on nous impose. L'école, d'une certaine façon c'est la normalisation sociale. Mais, du coup, est ce que les arts plastiques, à l'école, qui font bien souvent défaut...
Guy : ...qui n'existent pas vraiment, ou qui sont abandonnés très vite, après avoir mis en pièces les bases naturelles de l'expérience créatrice.
Julie : Parce que l'école, qu'est ce qu'elle recherche à travers les arts plastiques ? Est ce qu'elle vise une éducation artistique ?
Guy : Oui. C'est ça le programme de l'Education Nationale : l'éducation artistique. Quelle aberration pédagogique que de prétendre amener des enfants à s'identifier à la démarche d'un artiste. Faire imiter des œuvres de DUBUFFET à des jeunes enfants est à hurler de rire. Surtout lorsqu'on sait que l'expérience artistique est la plupart du temps une expérience liée à un échec de la relation au monde.
Ça paraît un peu bizarre de le dire ainsi, mais, l'art nait d'une distorsion du lien inaugural au monde. L'art nait de l'expérience de destruction et d'insurrection de la personne. L'art, c'est une subversion. Ça ne peut être qu'une subversion. Et l'expérience artistique ne peut réussir que si le créateur, justement, trouve cette issue à sa souffrance, à cette souffrance ontologique basique dans sa relation au monde. On devient artiste parce qu'on échoue à quelque chose de fondamental. L'expérience artistique est liée, chez la plupart des gens qui échouent à y trouver leur réalisation, à un déficit d'être... Certes, il y a des êtres privilégiés...Quand on regarde comme ça, à la loupe la vie de gens comme celle de Picasso...Ce sont des gens qui ont eu des vies absolument désastreuses. Ils ont fait du pognon, certes. Ils ont souvent eu une vie sexuelle débridée. Ils avaient un talent fou pour certains, mais...
Ça, cette attitude-là en face du monde, c'est de toutes façons quelque chose qui ne peut absolument pas s'enseigner. Vouloir enseigner ça aux enfants, c'est mettre la charrue avant les bœufs. On n'apprend pas aux jeunes enfants à parler en leur faisant des cours de grammaire ou d'orthographe, ni de phonétique. Ils baignent dans un flux affectif où ils entendent des sons, des phonèmes, qui vont devenir progressivement du sens. On ne leur apprend pas la technique de la marche. L'enfant normal se met à crapahuter pour suivre sa mère. Et après, il se lève parce qu'il a son père devant lui qui lui tend les bras. Il se met debout.
Julie : Donc, il y aurait une part d'inné ?
Guy : La compétence créatrice est innée. Marcher et parler, sont des expériences créatrices pour l'enfant, qui procèdent de son capital génétique.
Julie : Après, c'est trouver le bon support, comme vous dites, de la mère qui va tendre les bras.
Guy : Voilà ! C'est ça l'Atelier d'Expression Créatrice ! L'animateur y remplit plusieurs fonctions. Il remplit, d'une part, la fonction de la mère qui tend les bras et puis qui donne aussi les matières. Le sein, c'est la table palette, ce sont les palettes d'argile, de papiers, de tissus. En ce moment, ici, fonctionne un groupe de formation qualifiante à la fonction d'animateurs d'Ateliers d'Expression Créatrice. Tous les mois, pendant une année et demie, ils viennent passer une semaine à se confronter à un langage différent. Là ils arrivent en fin de formation, ils travaillent sur les marionnettes. Quand ils arrivent dans l'Atelier, le lundi matin, il trouvent des grandes boites plastiques remplies de tissus, des laines, des ficelles, des matériaux composites, des outils des ciseaux, des cutters, des colles... Dès qu'on rentre dans l'atelier, on est ébloui. Le désir est immédiatement allumé.
Julie : On va s'amuser ?
Guy : S'amuser...disons qu'on va pouvoir jouer.
Julie : Oui, c'est ça.
Guy : On va pouvoir jouer. L'atelier est une aire de jeu quels que soient les langages qui y sont proposés.
Julie : Là j'aurai plein de questions à vous poser.
Guy : Le matin, ils commencent un personnage. Ils ont une heure et demie d'atelier. Ils ont ensuite une heure de jeu avec les marionnettes, dans l'état où elles se trouvent. Ils vont devant le castelet ou derrière et ils commencent à jouer avec/devant le groupe. Et puis, l'après-midi, ils recommencent l'atelier, puis à nouveau un temps de jeu, puis un temps de parole.
Une des caractéristique du cadre, c'est qu' après chaque atelier, le groupe a une heure à sa disposition au cours de laquelle chacun est invité à dire ce qui se passe à l'intérieur de son expérience pendant le temps de création; à parler de son expérience vécue. Qu'est ce qui se passe au plan affectif, émotionnel...au plan psychique aussi. Et puis il y a des retours de mémoire. Il y a un imaginaire qui se met en état d'effervescence, de fermentation. Et quand une personne a restitué son expérience, des fois, il y a des choses assez bouleversantes qui remontent à la surface et dont la personne, avec le concours de l'animateur va prendre soin. Ce n'est pas une thérapie, c'est un soin à la personne. On prend soin de soi. L'animateur prend soin des personnes et du groupe.
Julie : Oui parce que la thérapie ça peut supposer aussi le fait que la personne soit en état de besoin et attend de l'aide de quelqu'un au dessus...
Guy : Ce n'est pas quelqu'un "au-dessus". La thérapie, c'est seulement un contrat explicite passé entre une personne qui considère que sa vie est foireuse, que ça ne va pas, qu'elle ne peut pas se débrouiller toute seule pour être vivante et normalement heureuse... et donc, elle fait appel à quelqu'un dont c'est le métier d'écouter et de participer à ce travail de reconstruction d'une histoire...et donc, la thérapie c'est un contrat. Ce n'est pas quelque chose qui vous arrive comme ça parce qu'on fait des marionnettes. Une thérapie, c'est un contrat.
Ici ce ne sont pas des ateliers de thérapie. Ce sont des ateliers de formation. Les mêmes événements affectifs s'y produisent, mais ils ne sont pas "traités" par le formateur comme dans un contrat "thérapeutique".
Julie : J'ai perdu le fil de ma pensée... Le fait de passer de ce langage corporel, de ce langage de la matière et de tout... le fait ensuite de passer au langage parlé. Est ce que ça conscientise ce qu'on a senti par le corps ? Est ce que, du coup, c'est une démarche nécessaire, pour pouvoir se conscientiser ?
Guy : Le mot "conscientiser", je le trouve un peu bizarre mais...
Le travail, au fond, lorsqu'on l'examine d'un point de vue professionnel, c'est de comprendre comment se développe la perception ? C'est un problème aussi que l'on rencontre dans toutes les philosophies spirituelles, dans les spiritualités orientales.
Au fond, le véritable travail c'est d'ouvrir notre perception à l'expérience immédiate. Quelle expérience fait-on, tout de suite, de ce qui est là, à travers ces moments de création qui nous donnent beaucoup de matière(s) à penser.
Donc, la parole, le fait de faire cet effort de communiquer à d'autres humains qui sont les membres du groupe - et à l'animateur en particulier - de dire à ces autres humains ce qui se passe en soi, la façon dont l'acte créateur se développe, ça ouvre la personne à reconnaître ce qui est là, en soi. Reconnaître et admettre ce qui est là, dont une partie est perceptible au travers de l'objet créé. Donc il y a là, devant soi, une argile, là, qui est porteuse d'éprouvés, de sentiments... On s'aperçoit, en en parlant, de choses que l'on n'avait pas perçues. Et puis, les autres en face nous écoutent sans nous juger. Cette attitude-là, essentielle, fondamentalement opérante, se met très rapidement en place ... nous nous sentons écouté, nous nous sentons considérés comme une personne. Et quand on ressent réellement ça, cela ouvre le champ de la perception. C'est automatique. On devient de plus en plus conscient, c'est à dire qu'on perçoit ce qui constitue notre expérience inconsciente qui reste inconsciente pour autant qu'elle n'a pas pu accéder au langage.
Dans l'expérience créatrice, il y a un premier niveau de langage qui est très archaïque, qui est un langage d'avant les mots. Le fait d'ouvrir l'espace des mots, d'ouvrir cette expérience de la prononciation de ce qui est là, à fleur de pensée, c'est faire le mouvement inverse de celui que fait par exemple la technique psychanalytique où on essaie d'amener le langage vers l'inconscient. Là, c'est l'affect inconscient qui va tout seul, de son propre chef mobiliser le langage. Et le langage humain, le langage de la communication inter humaine, c'est les mots. C'est à dire que quand on arrive à dire les choses qui sont là, on peut être intégré à une communauté qui s'appelle la communauté humaine. Être humain, ce n'est pas donné d'emblée. Quand on peint, quand on manipule de l'argile ou n'importe quoi, on se déplace dans des zones affectives, on n'est pas dans des zones humaines. L'affectivité est non humaine. C'est pour ça que l'inconscient est inconscient de ça. Parce que l'inconscient c'est le "non humain". Ce qui rend l'inconscient proprement humain, c'est cette ouverture de la parole quand elle est reliée à l'expérience vécue. Quand on peint, quand on manipule de l'argile on ne perçoit pas ce qu'on éprouve. On laisse circuler l'éprouvé dans le langage mais on ne le voit pas. On ne peut pas être dedans et à l'extérieur. Il y faut de l'@utre.
Et ce temps de parole que nous ouvrons ici après chaque Atelier, c'est un temps où on arrive à introduire cette extériorité à travers l'écoute des autres. C'est quelque chose d'important ça.
Julie : Il y a tellement de choses importantes... J'aurai tellement de questions...
Guy : (souriant) Nous allons écrire un livre...
Julie : Ça m'a toujours intrigué tout ça... Attendez...que je n'oublie pas des choses... Si vous voulez, ce sont des choses... Comme je lis de tout et n'importe quoi
Guy : Vous avez lu Arno Stern ?
Julie : Oui ! J'ai découvert ça... Je suis allée sur son site et j'ai rendez-vous demain avec une personne qui a été formée par lui. Je vais découvrir leur vision des choses. Après ce que nous venons de dire, je me demande si ça ne va pas être directif, du coup ?
Guy : Non.
Julie : C'est dans la non directivité ?
Guy : Chez les praticiens de l'approche sternienne, il n'y a aucune direction des jeux ou de la formulation. La formulation est quelque chose d'essentiellement libre.
Julie : Et pensez-vous que ce travail là...dans le cadre de l'école, de ce qui est fait avec les arts plastiques...qu'un tel travail serait possible, dans la situation scolaire ?... Est ce que les enfants, si on ne leur dit pas ce qu'ils doivent faire...Non... je suis sûre qu'ils trouvent le chemin par eux-mêmes. Il n'y a pas de problème. Ça serait assez drôle de voir ce qui se passerait. Est ce qu'après, les enfants vont en parler entre eux ? Est ce qu'on peut les faire parler justement de ce qu'ils ont ressenti ?
Guy : Les enfants n'ont pas besoin de ça. Je parlais des adultes, de personnes complètement déformées, kidnappées par la culture. Les enfants, ils parlent spontanément dans l'atelier. Et puis, il y a des moments où on peut parler avec eux, autour d'un petit goûter, ou n'importe.
Julie : Donc il faut quand même à la base un désir. Ceux qui viennent ici, il faut qu'ils aient quand même le désir de...
GL – Il faut qu'ils aient le Désir d'être vivants ! Ou qu'ils le découvrent. La condensation du Désir constitue le cœur de l'expérience créatrice.
Julie : "Être vivant", ça , ça me fait totalement penser à Jim Morrison qui disait ça. Je suis une grande fan. Les artistes qui m'intéressent sont des personnes comme Morrison. Et ce qui me plait, c'est justement ça : ouvrir les portes de la perception. Il y en a qui vont faire ça par d'autres biais comme les drogues ou des choses comme ça... autre chose.
Guy : Comme écouter de la musique en peignant ?
Julie : Voilà, c'est un substitut.
GL – C'est une voie fermée. C'est une fermeture.
Julie : Tout à fait ! Je suis d'accord.
Actuellement je m'intéresse à une chose qui apparemment n'a rien à voir, avec ces questions. Je m'intéresse aux expériences de mort imminente. J'ai vu un très bon documentaire sur Arte. C'était un professeur américain qui étudiait le cerveau, justement, et qui se rendait compte qu'on était en train de découvrir quelque chose d'encore plus profond. Si vous voulez, vous auriez l'esprit - je ne sais pas trop comment représenter çà - la matière, et il y aurait encore quelque chose de beaucoup plus profond d'où viendraient aussi les rêves lucides.
Guy : Les rêves lucides ?
Julie : Les rêves lucides. Ce sont des personnes qui font des rêves éveillés, ou, comme dans des cas de mort imminente justement, où les personnes sont conscientes que ce n'est...enfin bref... pas que c'est réel, mais qu'elles sont réveillées. Elles sont mortes quand même...
Ce qui m'intéressait, c'est que, même la science est en train de se poser des questions sur le fait que notre cerveau est capable d'accéder à une autre réalité.
Ce dont j'ai l'impression, c'est que la création, l'expression, quand on se met en condition...on va rentrer dans l'atelier, on va sentir une sorte d'énergie - je dirais - parce que je n'ai pas les termes exacts. Mais tout est là pour... Ça vous met dans un état personnel, vous allez être dans votre bulle et j'ai l'impression que c'est un peu ça, accéder à une autre réalité, à d'autres perceptions.
Guy : Oui, pour reprendre votre induction, moi je dirai que c'est une expérience de vie imminente. Dans la création, on fait une expérience de vie imminente. C'est à dire qu'on pressent que ça va être puissant du côté de la libido et des résistances de mort.
Julie : La pulsion de mort ?
Guy : Non, ça n'existe pas la pulsion de mort.
Julie : Chez Freud ?
Guy : Chez Freud, oui...mais c'est du bidon. C'est un truc freudien. La pulsion de mort, ça n'a aucun sens. La totalité de la vie organique est concentrée sur le vivant, sur "être vivant". La pulsion de mort est un fantasme de théoricien addictif. Il ne sert à rien. Personne n'y a jamais cru.
Julie : Mais enfin ! Au point de vue universitaire, ils y tiennent bien.
Guy : Oui, oui. Les vieux...les vieilles culottes ont la bretelle freudienne.
Julie : Oh ! Même les jeunes !
Guy : Les lacaniens, vous croyez ?...Ça les discréditerait complètement s'ils y croient.
[La séquence suivante de l'entretien portant sur l'intérêt de Julie pour certains phénomènes relevant de la parapsychologie a été retirée du texte.]
Guy : En vous écoutant parler de ces phénomènes "extrasensoriels", moi, je pense aux phénomènes affectifs. Les phénomènes affectifs, c'est tout ce dont vous parler là, les histoires de mort imminente, d'aura...En termes psy on parlerait beaucoup de phénomènes de transfert - moi, je dis de phénomènes intertransférentiels.
Dans un article que j'ai nommé : "La relation intertransférentielle" [1], j'ai mis en évidence le fait que beaucoup d'événements relationnels, dans notre vie quotidienne et, à plus forte raison, dans notre vie professionnelle, sont développées autour de ces liens affectifs. Si on choisit de vivre un métier de cette nature là, on est aux prises en permanence avec cette question là : "Qu'est ce qui se passe au plan affectif lorsque deux êtres sont mis en présence l'un de l'autre ?". Cela me renvoie de nouveau à la question de la perception.
La perception n'est pas quelque chose qui nous est donné. La perception est une construction. La perception n'a rien à voir avec la sensation. Les chats, les chiens, les serpents, les souris vivent à partir de la sensation et des expériences de conditionnement de la sensation. Nous, nous avons perdu cette relation directe, non médiate, avec la sensation, qui soit à elle même sa propre signification. Malheureusement ! C'est à dire que nous sommes des déficients de l'instinct, des handicapés de la vie instinctuelle. Nous ne pouvons pas nous fier à nos sensations justement parce que notre cerveau s'est développé autrement. Nous sommes des déficients instinctuels dans notre relation au monde - notre être-au-monde - et donc obligés de reconstruire une pensée de notre relation au monde, à partir de la représentation et non de la sensation. C'est ça qui nous distingue des chiens, des chats et de mon bougainvillier. Nous sommes colonisés par un monde de représentations, par une vie psychique qui est, à l'intérieur de nous, la transposition du monde extérieur (vécu comme objet dans notre monde interne). Et nous sommes, sans interruption, en train de réorganiser notre construction intérieure du lien que nous entretenons avec le monde. Sans arrêt ! C'est toujours en remaniement perpétuel.
C'est ce travail de fermentation qui constitue la base de notre développement culturel et de la communication sociale et scientifique. Mais tout ça se développe en aval de l'expérience d'être au monde. Ça, c'est mon point de vue phénoménologique, qui part non pas du savoir, mais de l'expérience de mon être au monde de la création, élaborée, analysée, qui n'existe pas en dehors de la pensée.
Julie : Je vais avoir de quoi penser...
Guy : Voilà !
Julie : Pour repartir sur ça... Est ce que ça peut arriver, par exemple, de vous retrouver face à quelqu'un avec qui il y a quelque chose qui ne passe pas. Et des fois, juste le fait de dire un mot, ou l'intention qu'on va mettre dans notre phrase va changer complètement la relation que nous avons avec cette personne. Ceci m'est déjà arrivé, face à quelqu'un qui était complètement énervé... quand j'étais caissière... c'est assez drôle...
En tant que caissière au début, c'était comme si les gens sentaient que je commençais. Que je n'étais pas sûre de moi. Donc toutes les personnes que j'attirais à ma caisse, c'était des râleurs, des gens qui commençaient à m'insulter, à me dire de tout. Moi, je me suis dit "Mais, qu'est ce qui se passe ?" Sauf qu'après, comme mes études durent, durent, durent, au bout d'un moment je me suis rendu compte qu'il suffit qu'il y ait une personne qui commence à râler... que cette personne a eu un sale coup juste avant...Ça vient de sa vie, de sa manière de voir les choses. Là, elle n'a pas pris le bon paquet de pommes de terre, et c'est tout un drame. Elle va s'énerver sur moi, pour se lâcher. Ce n'est pas pour moi, ce n'est pas sur ma personne ! Mais, juste le fait de faire un sourire et de lui montrer que "Ce n'est pas grave"...Juste des mots, une intention... vont changer le comportement de la personne. Je trouve ça assez extraordinaire. Alors, est ce que c'est de la manipulation ?
Guy : Non, c'est de la bonne hygiène sociale; c'est être attentif à la personne, à ce qu'elle éprouve plutôt qu'à ce que l'on voit, dans l'apparence, de son agressivité. Ça se passe de la même façon dans les ateliers, des fois... pour en revenir aux ateliers...
Julie : Comment ça se passe ?
Guy : L'animateur dans un atelier, il est comme la caissière dont vous parlez. Il est l'objet de projections de la part des personnes, de tous leurs états affectifs du moment. De façon plus explicite, sans doute. Et des fois, ça se développe...ça se développe mais c'est plus profond que le sac de patates. En l'occurrence, c'est la façon dont elle a été tenue dans les bras par sa mère quand elle était un bébé ; où le fait qu'elle a été violé par son papa ; ou qu'elle a fait un avortement dramatique. C'est ça qui remonte à la surface et qu'on vient déposer sur le comptoir de l'Atelier. L'animateur, il est une sorte de récipient de quelques uns de ces mouvements ambivalents entre le désir de sortir ces choses là, de les digérer, de les assimiler, de les dégager de la scène affective, et de la frayeur rétroactive que ça provoque. Ça bouleverse d'être confrontée sans crier gare à un truc qu'on a fait à dix-huit ans, parce qu'on ne pouvait pas garder ce bébé, auquel on n'a jamais vraiment réagi émotionnellement, auquel on n'a jamais réellement donné un prénom et une sépulture. Alors c'est ça qui revient dans l'argile.
Julie : Et donc l'animateur...
Guy : L'animateur, il fait travailler ça. Notre boulot, c'est ça. C'est d'écouter ça, d'aider à l'élaboration de toutes ces éruptions affectives résiduelles, pour que ça puisse s'énoncer complètement ; et d'accueillir les émotions que ça déclenche. Parce que, quand on reévoque certaines choses, un parent qui est mort auquel on était complètement fixé, le fait de s'être fait tabasser par son père, les viols, les avortements, ou n'importe. Tout arrive quoi. Donc notre boulot c'est d'offrir cette aire de jeu, cet espace de liberté et d'accompagner et d'écouter. C'est d'être écoutant, accueillant, contenant, et d'inviter les personnes, à chaque fois, une fois engagé le travail de l'élaboration, à repartir vers la création. Donc la création, ça n'a rien à voir avec un objet culturel, artistique. La création, ça a à voir avec un objet interne qui va trouver sa formulation dans la matière et sa résolution dans la vie affective actuelle de la personne.
Julie : Sans prétention artistique.
Guy : Sans intention. L'intention artistique, c'est un truc désastreux pour la création !
Julie : Ça fait du bien d'entendre ça.
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[1] Guy Lafargue " De l'affect à la représentation" (ART CRU Ed.)