Daniel Stern :
Les enveloppes pré-narratives
Approche des concepts de Daniel STERN
Commentaire de texte en papier recyclable
sur le modèle cognitivo-affectif de la formation de la pensée
d’après les travaux de Daniel STERN
rapportés dans le N° 14 du journal de Psychanalyse de l’enfant
dans les Actes du Colloque de Monaco
Guy Lafargue
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Dans le cycle “Des théoriciens pour travailler”, je vais me livrer devant ton tendre miroir à ma psykastique préférée : rendre simple une pensée complexe sans pour autant en neutraliser les forces subversives C’est pas du tout désintéressé. Je me propose, dans les pages qui suivent, de te faire découvrir les facéties d’un créateur pleine peau dont la pensée m’a sauté le cortex au moment de terminer mon bouquin sur l’Écriture. Tu comprendras que si je me livre avec passion à cet exercice coûteux et ingrat, c’est d’abord parce que je t’aime, et ensuite parce que cet homme vient mettre de l’huile dans le feu de mon moulin à penser; et que je m’imagine de façon impudique que tu vas y trouver toi aussi matière à te lubrifier les neurones. C’est en lisant des types comme ça que ta propre psyché reste incisive et voluptueuse.
Daniel STERN est un type assez particulier. C’est un cumulard de la psychanalyse et des sciences cognitives. C’est un américain qui pense (y’en a) et qui suscite le respect de la part de ses frangins du cénacle freudien français (de ce qu’il en reste). Je vais donc bosser sous tes yeux ébahis dans la pure tradition de mes scriptations insolentes. Je vais travailler pour toi à désosser ces écritures compliquées pour te faire découvrir une pensée de traverse de haute densité intellectuelle et psychique que j’ai dégotée dans le n° 14 du journal de psychanalyse de l'enfant qui rapporte les actes du Colloque de Monaco.
Selon la théorie freudienne, la formation de la pensée serait issue du processus hallucinatoire de réactivation des traces mnésiques de satisfaction surgies de l'expérience de l'absence de l'Objet de satisfaction. Dans cette vision solipse, la formation des représentations psychiques est réactionnelle au manque. Toute la tradition freudienne et néo-freudienne, est en symbiose avec ce point de vue. A quoi t’ajoute la théorie du dénommé BION qui fait ronronner l’aéropage (un néo-kleinien, du siècle dernier) comme quoi la formation de l'activité de pensée est étroitement liée à l'introjection de la psyché maternelle.
Daniel Stern propose une toute autre théorie explicative des processus originels constituants de la réalité psychique du nourrisson, sous la forme du concept d' "enveloppe prénarrative " que l'éditorialiste du N°, Pierre Ferrari, désigne "comme forme fondamentale des manifestations psychiques du bébé ". Avec ce concept, Daniel Stern introduit de plain-pied la dimension affective dans la formation des processus cognitifs (territoire d'exercice de la pensée).
Pierre Ferrari introduit ainsi l'exposé de Daniel Stern :
" Il situe l'enveloppe prénarrative avant l'émergence du langage comme unité non fragmentée possédant un développement temporel, une structure cohérente avec sa signification, son scénario dramatique, sa motivation et ses moments de tension. Il s'agirait donc d'unités d'expérience subjective, premières formes de la pensée présentes dès la période prélinguistique, prenant appui sur des prédispositions innées, mais construites à partir de la réalité vécue par l'enfant dans son expérience intersubjective interpersonnelle ".
En introduction à son exposé, Stern rappelle d'abord ce que je crie depuis longtemps dans le désert, qu'il conviendrait de ne jamais oublier, que les théories sont des formations psychiques, des images. Et que ces images "déterminent et reflètent la façon dont nous envisageons les pensées, les fantasmes et les souvenirs de la petite enfance, ainsi que la façon dont nous conceptualisons les origines de la psychopathologie et certaines conclusions théoriques des reconstructions psychanalytiques ". Je défendais déjà ce même point de vue il y a 20 ans dans mon article célèbre “Théorie mon amour", à savoir que les théories sont des manifestes subjectifs, "des constructions hypothétiques" rappelle STERN à propos de la théorie freudienne de la formation de la pensée.
II propose ensuite de réfléchir sur l'idée d'une" unité de base de l'expérience subjective" qui nous permettrait de "constituer une clé révélant la structure de la réalité psychique et de servir de matériau pour conceptualiser la genèse et l'élaboration de ce monde subjectif" . Remarquons en passant que réalité psychique et monde subjectif sont ici équivalents.
Pour désigner cette "unité de base hypothétique de la réalité psychique infantile ", Stern propose le concept d' "enveloppe prénarrative ". De quoi s'agit-il?
Ce concept part de l'idée très simple, communément admissible, selon laquelle tout événement psychique se présente à la perception comme une narration,c'est à dire comme une sorte de récit, comme une séquence scénarisée, comme une sorte d' unité dramatique avec sa temporalité propre, avec les éléments de base d'une proto-intrigue tels qu'un agent, une action, un but, un objet, un contexte. En fait, comme un script, comme une représentation d'événement généralisé dit Stern. C'est à ce schéma d'événement ressenti, à cette unité de structure événementielle dont le sujet a perception que Stern donne le nom d'enveloppe prénarrative, ajoutant qu'une telle enveloppe "caractérise un aspect de la réalité subjective qui est principalement affectif (renforcé par moi), et cela, dès la naissance " .
Ces enveloppes prénarratives seraient des sortes de matrices structurales/ structurantes des formes mentales, imaginaires, que sont les formes psychiques à leur stade natif, génétiquement constituées dans/par le cerveau humain. Et c'est à la conjonction, ça c'est moi qui l'ajoute, de cet aspect affectif de l'impact événementiel et de la capacité psycho plastique de l'appareil neurologique à transformer des sensations en trace/images qui serait à proprement parler la fonction psychique. En définitive, le célèbre aphorisme de Lacan selon lequel "L'inconscient est structuré comme un langage" prend ici une tout autre signification que Lacan n'avait peut-être pas prévue, comme quoi, le langage, c'est à dire le matériau symbolique/psychique en lequel le Réel se représente dans une forme abstraite, est structuré par l'inconscient, c'est à dire par les matrices prénarratives.
Les caractéristiques importantes de ces enveloppes prénarratives sont les suivantes:
- elles se manifestent "avant l'émergence du langage ou des aptitudes à la production narrative" , c'est pour cela qu'on les nomme "prénarratives ";
- elles peuvent être décrites comme des "contours de changements dans le temps, décrivant une trajectoire dramatique de tension ". C'est à dire comme des structures d'action : préparation, engagement, résolution, latence;
- "elles s'adaptent à la plupart des structures essentielles à la narration. C'est l'unité à partir de laquelle la narration, transposée, va émerger";
- ce sont des "facteurs innés qui déterminent les limites et le contenu possible d'une enveloppe prénarrative. Ces prédispositions innées jouent un rôle essentiel en déterminant quelles constructions mentales peuvent être tirées de l'expérience". Cela expliquerait par exemple l'universalité des figurations mentales archétypales ;
- elles sont une "construction mentale à partir de l'expérience du monde "réel" qui émerge de l'expérience subjective";
- "ce n'est pas une structure innée ni la réédition par le moi d'une telle structure" ;
- elles sont une propriété émergente de l'expérience subjective de l'enfant, avec des pulsions issues d'un contexte interpersonnel. Les apports psychiques maternels ne constituant dans cette perspective que des modulations des flux psychiques émergents, des influences parmi d'autres, privilégiées certes, mais non fondateurs de l'organisation psychique endogène.
Cette perspective ouvre incontestablement sur la phénoménologie psychique un point de vue déviant incorporant des points de vue fondés à la fois sur certaines données de la méta-psychologie (concernant les phantasmes originaires par exemple), et sur des données actuelles des neurosciences et de l'éthologie en conflit avec elle.
D'elle peuvent se déduire les plans de fonctionnement où se trament les formations psychiques:
- La sensation, les ressentis sensoriels et pathiques, et les éprouvés affectifs originaires constitutifs du Réel selon Lacan.
- Les images - l'Imaginaire selon Lacan - construites à la croisée des traces sensorielles et des marqueurs affectifs.
- Les concepts, le Symbolique selon Lacan, qui sont des formations mentales dérivées du travail d'abstraction des images, décontextualisées aussi bien de la sensation que de l'affect.
- La perception enfin - fonction du Je - comme agrégation en ensembles signifiants unifiés d'éléments initialement rencontrés de façon chaotique, s'exerce sur ces trois plans issus du Réel, de l'Imaginaire et du Symbolique.
Pourrait-on risquer en cet instant de dire que la pensée et la perception sont une seule et même fonction, la pensée s'exerçant sur l'articulation signifiante, coordinatrice, d'un ensemble de sensations/perceptions hétérogènes constituant l'expérience globale, organismique, du sujet à un moment donné de son expérience vécue, par où elle devient, justement, narrative ?
La pensée, enfin comme activité émergente devant une instance, le Je, en prise sur les processus de figuration imaginaire ou conceptuelle.
Daniel Stern précise que "des facteurs innés (donc liés à l'organisation neurologique) déterminent dans une large mesure les limites et le contenu possible d'une enveloppe prénarrative ". La formation des enveloppes prénarratives obéirait donc à des patterns de figuration relativement stables et adaptés aux situations existentielles centrales. Ces patterns ne sont pas déjà là, tout prêts, ils se construisent.
En outre, nous dit Stern, l'enveloppe prénarrative "apparaît sous la forme d'un mouvement vers la cohérence, en phases successives (souvent passagères) de multiples esquisses, constamment révisées . ..,', et qui ne doivent pas nécessairement atteindre un stade final de fixité, de cohérence, mais uniquement une ou deux esquisses courantes à partir desquelles il serait possible de travailler".
Je ne puis m'empêcher ici de faire remarquer que cette théorie - d'un mouvement vers la cohérence soutenu par la pulsion, associé aux enveloppes prénarratives - confirme de façon spectaculaire les hypothèses de Carl Rogers sur le travail thérapeutique conçu comme travail d'élargissement de la perception, comme travail de la pensée émergente soutenue par" la tendances à l'actualisation du soi", appliqué à la clarification de l'expérience vécue ici-et-maintenant dans la communication non-directive). Stern ajoute qu' "une grande partie de ce que nous considérons comme des pensées est constitué en fait de fragments en processus d'émergence ".
L'élément, si j'ose dire fédérateur, de cette activité dispersée d'esquisses, d'ébauches narratives multiples, qu'est l'activité de pensée en mouvement vers la cohérence, est assuré par la pulsion. Selon Stern, et je partage sans réserve ce point de vue, c'est la pulsion "qui est supposée assurer la création (ou plutôt la préexistence) d'une cohérence narrative ".
La pulsion, même modulée par l'affect, est le substrat organisateur de la pensée, même si ce n'est pas elle qui attribue une signification aux événements vécus, qui est le rôle génétiquement attribué à la pensée, au psychisme: "Seul le psychisme, nous dit Stern, par la pensée et la construction, peut créer une signification. Les pulsions, elles, peuvent donner une structure aux événements, mais c'est "la pensée" qui confère une cohérence subjective et une signification". Ça, il faut se le caler dans la psyché: les significations, l'activité de signifier propre à l'être humain, n'est pas donnée par la pulsion (agissant selon la psychanalyse par l'intermédiaire du Moi) mais par la pensée. "Il n'y a pas de signification de base (d'un point de vue subjectif) dans notre nature psychobiologique ou psychosomatique ".
La signification est un acte de pure création . Il n'y a de signification que subjective. La signification ne se révèle pas, elle se constitue. " Les instruments du moi, ou la “pensée” ", n'ont pas de signification inhérente à révéler, à découvrir ou à transposer. Leur fonction est plus purement "créative ", puisqu'elle consiste à fabriquer une signification subjective à partir de l'ensemble impressionnant d'événements (pulsions incluses) qui constituent notre expérience vécue ".
La pensée a pour fonction centrale l'attribution d'un sens à ce qui se passe: "Le moyen le plus universel que la pensée s'octroie pour donner un sens à ce qui se passe est d'utiliser l'unité désir/motivation/but pour créer des propriétés émergentes telles que les récits ou les enveloppes prénarratives afin de donner cohérence à l'expérience "
"Les pulsions, nous dit Stern - engendrent des événements récurrents répondant à un schéma et constitués d'épisodes internes et externes. C'est en grande partie à des motivations programmées de manière innée que ces événements doivent leur structure et leur organisation" .
Dans cette perspective alternative à celle de la psychanalyse, les phantasmes originaires ne seraient pas des représentants de pulsions mais des créations prépsychiques, des protopensées progressivement constituantes du Moi. C'est la séparation entre une pensée et une psyché qui est abolie. Là où, pour la psychanalyse existe un Moi qui structure des pensées dérivées des pulsions, la perspective constructioniste de Stern aboutit à comprendre le Moi comme construit des formations psychiques. Expérience psychique et expérience du Moi sont une réalité dynamique unique.
Le Moi de la métapsychologie freudienne serait en fait une sorte d'assemblage synthétique fait de narrations multiples, cohérentes entre elles et avec l'expérience vécue, la pulsion jouant dans cette synthèse la fonction actuelle d'organisateur de la représentation sous le contrôle (virtuel) de la partition génétique. L'actuel, dans le monde psychique, est déterminé par le virtuel, et non par le résiduel. Ce n'est pas le passé qui constitue la narration mais la narration qui établit le passé C'est le virtuel de la partition génétique qui constitue l'organe immatériel que l'on appelle la conscience, ou le "Je", où s'inscrivent les événements internes et externes et où se dessinent et se décident en dernier ressort les programmes comportementaux.
Dans le plan psychique, c'est le virtuel de l'actualisation de la programmation génétique, et les écarts entre le virtuel et l'actuel événementiel, qui déterminent les directions et les mouvements mentaux, et non le résiduel. C'est dans l'instant de la création que se constitue l'historicité et non dans l'histoire advenue. Cette position est antinomique à celle de la métapsychologie psychanalytique et en synergie avec la dynamique non-directive rogérienne.
Ces paradoxes vont être d'une très grande importance pour notre conception de la clinique analytique et de la conduite du travail thérapeutique, où nous avons a rendre compte des déterminants psycho-affectifs qui structurent notre action, c'est à dire des figures narratives créées dans laprécarité et l'urgence du drame analytique ou empruntées de façon prothétique aux créateurs qui ont eu à faire avant nous ce travail inaugural.
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Cette perspective referme sans ambiguïté l'hypothèse d'un Moi préexistant à la pensée et ouvre celle d'une activité de figuration mentale - imagination et/ou pensée - inhérente au fonctionnement du cerveau possédant des propriétés essentiellement émergentes sous contrôle permanent de la perception consciente et infra consciente (et de la pulsion, nous y reviendrons), et ce, dès la naissance, et probablement dès l'expérience fœtale elle-même.
"L'expérience, nous dit Stern, autrement dit l'aspect subjectif de ces phénomènes innés. (renforcé par moi) ne suppose pas une expérience préalable avec l'environnement ". Autrement dit, l'expérience est toujours formation subjective, c'est à dire située dans le champ de la perception. Le subjectif est toujours perception d'un perçu/éprouvé/ressenti. Il n'y a pas de subjectivité non perçue, inconsciente. Il n'y a pas de pensée latente. Il n 'y a toujours que des pensée successives, émergentes traitant d'une donnée immédiate de la perception. L'activité de penser est une activité actuelle de traitement mental de l'ensemble des informations sensorielles, émotionnelles, spatio-temporelles, pulsionnelles, idéelles, qui assiègent en permanence l'organisme en réponse aux sollicitations internes, pulsionnelles, et aux provocations de l'environnement:
"Différents événements et émotions sont réunis comme autant d'éléments nécessaires à un événement unique et unifié qui adopte une forme de structure proche de la narration. L'enveloppe pré narrative est justement une telle propriété émergente de la pensée ".
"La pensée est une propriété indépendante du cerveau. La pensée s'applique à tout ce qui est vécu y compris l'acte de penser. Elle n'est pas engendrée par ces états de pulsion ; elle constitue plutôt le milieu mental constant où la vie instinctuelle a lieu; et les enveloppes prénarratives qui en émanent sont des propriétés émergentes de la pensée qui organisent les différents ensembles d'expériences occasionnées par les activités des pulsions . "(renforcé par moi)
Production de formes d'expérience subjective - d'unités narratives - au sein d'une multiplicité de centres d'analyse des états existentiels - unités d'expérience vécues - sous contrôle des structures génétiques; unités narratives construites à partir de la perception des écarts entre le virtuel potentiel (le programme génétique), le résiduel immédiat (la trace de la sensation marquée d'affect) et l'actuel (la sensation immédiate), et conjonction de processus parallèles locaux liés à chacun des centres d'analyse: voilà ce qu'est la vie psychiqu e. Ce sont ces écarts entre "mémorats" (trace mnésiques marquées d'affect) et sensation immédiate, répétés de façon stable au sein de séquences invariantes (la répétition des soins corporels par exemple) qui constituent les matériaux primaires utilisés par le cerveau pour la formation de prototypes abstraits que sont les enveloppes prénarratives. "C'est la constellation spécifique d'éléments invariants, pris tous ensemble, qui constituent l'unité d'expérience". "Le processus de formation d'une enveloppe prénarrative en tant que catégorie d'une expérience vécue implique déjà une forme précoce d'abstraction "
Un autre aspect crucial de la réflexion sur l'activité psychique porte sur ses différents constituants associants productions imaginaires (émergentes) et souvenirs d'événements (récurrents) liés à la mémoire et au rappel. Les souvenirs sont des expériences imaginaires fixées en engrammes, de narrations stables (la mémoire), sortes d'incrustations bioélectroniques d'ensembles événementiels équivalents au process d'incrustation, de gravure d'un compact disc : " En tant qu'expériences imaginaires. les souvenirs sont toujours associés à l'expérience concrète en cours, ces deux formes d'expérience constituant conjointement la réalité psychique de l'enveloppe prénarrative ".
"Enveloppes prénarratives et souvenirs"
Une autre dimension de l'activité imaginaire, par où l'illusion de l'existence d'un inconscient psychique est favorisée, tient aux processus d'évocation des objets psychiques, de ce qui s'est constitué comme tel en une sorte de banque de données psychiques constituée des dépôts psychiques mémorisés. En effet, si l'on reprend le mouvement par lequel se constituent les enveloppes narratives, certaines narrations par le caractère de fort investissement affectif qui s'y attache vont se fixer en objets psychiques comme tels, c'est à dire acquérir le statut d'objets concrets pour la perception (à l'œuvre dans le délire et l'hallucination). A ce titre, ils acquièrent le statut de souvenirs et sont mémorisés comme tels, et mobilisables au gré du travail des pulsions. Ce sont ces objets imaginaires qui se condensent de façon spectaculaire dans le travail du transfert.
Ainsi, la vie psychique peut être considérée comme composée de deux sortes d'éléments entrant en composition créatrice en proportions dictées par la qualité émotionnelle et l'urgence affective des sollicitations actuelles:
- les narrations actuelles, émergentes, liées à l'activité pulsionnelle en prise avec la réalité (les rêveries, les fantaisies, les contes, les rêves nocturnes, le jeu de création),
- les narrations mnésiques liées aux objets psychiques, tels qu'ils se manifestent dans le transfert, dans lesquelles le sujet utilise des structures actuelles pour répondre à des investissements affectifs anciens liés aux premières relations d'objet (les fantasmes, les rêves nocturnes).
Les enveloppes prénarratives fonctionneraient alors comme matrices structurales de la formation des scénarios psychiques actuels, utilisant les matrices affectives dont le sujet dispose liées aux objets originaires pour structurer la relation pulsionnelle aux objets actuels appelées par l'intensité pulsionnelle actuelle. C'est ce que je veux dire lorsque je dis dans mon jargon que la pulsion est maquée par les signifiants.
C'est donc dans le jeu entre activité pulsionnelle dirigée vers un but (libidinal ou social) et investissement affectif que se construisent les narrations psychiques . La vie psychique n'est que la résultante de ce jeu, dont la fonction est d'informer en permanence le Je de l'état de satisfaction ou d'altération des visées organismiques représentées dans et soutenues par le jeu pulsionnel.
Et la conséquence de ce point de vue sur la conduite des situations de changement de l'économie psycho-affective de la personne dans l’expérience analytique dans les groupes de développement personnel, de formation ou de thérapie, est majeure, puisque c'est l'axe même du cadre, la conception du dispositif et des modes d'intervention du praticien/analyste qui vont induire ce qui est susceptible de s'y dérouler:
- axé de façon prévalente sur la dimension périphérique et prothétique de la narration (le pur jeu "sur" les narrations psychiques) comme cela est le cas dans la psychoanalyse,
- axé sur la mobilisation des matrices affectives et le jeu pulsionnel médiatisé par les langages de création, y compris de la narration psychique comprise comme jeu créateur. Par où nous sommes ramenés à notre préoccupation première: l'expérience structurée de l'écriture créatrice.
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"Enveloppes prénarratives "
et formation des f(ph)antasmes
Dans la perspective exposée par Daniel Stern, le fantasme consiste en la "refiguration d'expériences vécues représentées". Il est fondé sur le principe de la "représentation analogique“
La représentation analogique est "un mode de représentation intermédiaire entre une expérience vécue dans la durée réelle" et"une abstraction complète sans durée vécue ". "Seuls sont choisis pour être représentés des segments déterminés de l'enveloppe prénarrative". Ces segments d'expérience élus pour constituer les enveloppes prénarratives précoces le sont en fonction d'investissements à la fois sensoriels/sensuels et affectifs.
Cette conceptualisation est particulièrement abstraite. Il me semble qu'en l'illustrant d'un exemple concret nous pourrions mieux comprendre ce qu'il en est. Personnellement, je n'ai pas à ma disposition de travaux d'observation des interactions précoces mère/nourrisson, mais par contre, j'ai les observations faites dans le travail analytique avec quelques adultes agissant dans la relation intertransférentielle des éléments archaïques de cet ordre, qui me permettent une reconstruction de ce jeu avec les signifiants fondamentaux de la relation bouche/sein et de sa constitution en phantasme.
Si l'on prend l'expérience précoce de l'allaitement au sein, que se passe-t-il au plan de l'élaboration de l'enveloppe prénarrative de l'expérience bouche-mamellon et de la constitution de cette séquence en f(ph)antasme lors des avatars de sa réalisation?
Au cours d'une relation normale, l'expérience vécue se déroule selon la séquence temporelle suivante:
- épuisement des ressources énergétiques endogènes
- déclenchement des signaux métaboliques du comportement nutriciel
- rupture du cycle du sommeil/éveil/éprouvé de la faim/enclenchement de la pulsion orale
- formation du désir/motivation vers le sein
- manifestations gestuelles/vocales d'injonction à la présentation de l'Objet (object présenting)
- apparition vocale/visuelle/gestuelle de la mère
- manipulation du corps, prise dans les bras (holding).
- désangoissement
- don/accès au sein/prise orale
- succion/afflux du lait
- expériences sensorielles du contact bouche/sein/langue/cavum/lait
- expériences sensorielles: tactiles (préhension buccale, manuelles), visuelles/ sonores (regards fusionnés, paroles de la mère/babillages), kinesthésiques (éprouvés du portage), cœnesthésiques (travail des organes internes) - satiété,
- excorporation de matières/soins corporels (handling )
- endormissement.
Pour le bébé, l'expérience objective et la séquence comportementale adéquate se déroulent en quatre temps: éveil, attente/appel, résolutions pulsionnelles (absorption, excrétion), endormissement/régression. Comment ces unités d'expériences objectives se transforment-t-elle en "enveloppe prénarrative " (en unités d'expérience subjective), en représentations psychiques et en phantasmes?
Si l'on parvient à une description claire et adéquate des processus de passage de l'expérience physiologique/comportementale à la figuration mentale qui rend compte du vécu subjectif, c'est la compréhension de la vie psychique dans son ensemble qui est susceptible de se clarifier.
Si j'ai bien compris les hypothèses de Daniel Stern, une telle séquence va donner lieu à l'élaboration d'un certain nombre d'enveloppes prénarratives, coexistantes entre elles, coalescentes, concernant:
- les stimuli sensoriels et communicationnels liés à l'environnement maternel : (éveil/attente/signaux d’appel/approche)
- les sensations posturales liées à la réalisation pulsionnelle
- les sensations érogènes orales liées au processus de satisfaction
- les sensations somatiques incidentes
La répétition de chacune de ces séquences va très rapidement donner lieu à la construction d'enveloppes prénarratives stables associant certains segments combinés retenus pour leur intensité affective, par exemple :
- une qualité du sentiment de sécurité lié à l’état d’être tenu dans les bras + une qualité du flux du lait dans la bouche + une qualité sonore de la voix de la mère.
Ou bien : - une expérience d'angoisse liée au retard de l'arrivée de la mère + une frustration pathogène liée au retrait prématuré du sein avant la réplétion + un affect d'intense colère.
Ou bien : - le remplacement brutal et intrusif du sein par un biberon + un comportement sadique de la mère envers le corps du bébé + un affect de dépression ou de violence émotionnelle.
Chaque unité subjective d'expérience va s'inscrire comme mémoire stable, comme schème affectif liant sensation/émotion/affect comme enveloppe prénarrative. Et chaque nouvelle expérience va être abordée, anticipée par ces contenus de mémoire. Une formation mnésique vient s'inscrire comme sensation en tant que telle dans le continuum sensoriel, avant même le déclenchement de la séquence comportementale. Le sujet aborde chaque nouvelle expérience avec une représentation pré-structurée, subjective, construite par l'expérience vécue antérieurement, à partir de moments érotiques ou pathiques. Stern précise que de nouvelles expériences sont susceptibles de remanier ces protoreprésentations. Ce sont ces traces mnésiques, ces mnésies comme je les ai moi-même nommées, qui constituent les prototypes psycho-affectifs qui vont servir de matrice pour l'élaboration phantasmatique aussi bien que pour l'élaboration créatrice.
Comment s'effectue le passage de l'enveloppe prénarrative à la narration phantasmatique et quelle fonction cela a-t-il dans l'économie développementale ? Et comment travailler à la résolution traumatique des stases affectives/émotionnelles ayant accompagné certaines expériences traumatiques par où la narration est devenue phantasme, c'est à dire lorsque des objets psychiques deviennent des équivalents d’objets de la réalité?
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J'illustrerai l'intérêt de ces questions par deux exemples empruntés à mon travail d'analyste, tous deux intégrés à un scénario unique :
Au début de son engagement analytique, ma cliente, Érynie, entrait au bout de quelques minutes dans des états de fureur incoercibles, et elle attaquait tout ce qui ressemblait à du tissu dans mon cabinet. Au début, c'étaient surtout les rideaux qui étaient suspects, puis les tentures murales, qu'elle essayait de déchirer avec les ongles. Et elle y parvenait parfois. Angoisse extrême et fureur auxquelles je répondais par une contention physique intense et extrêmement vigilante, car elle passait sans transition du tissu à ma peau. Au bout d'un certain nombre de séances, je compris que les tissus cachaient des bêtes terrorisantes, des souris.
Et puis quelques mois plus tard, à la suite d'une séance, elle fit un rêve (nocturne) dans lequel au début du rêve, elle et moi nous trouvions de part et d'autre d'un guéridon sur lequel je m'apprêtais à servir le café. Et se superposait alors à moi, dans son rêve, la personne de sa maman, inclinée au dessus du guéridon, de telle façon qu’ Érynie voyait sous le chemisier la poitrine de sa maman couverte de caca. Dès l'instant où j'avais entendu prononcer le mot café s'est instantanément imposé à moi le verlan fait caca. Je compris alors que le tissu, segments d'un enveloppe prénarrative, était à la fois ce qui renfermait de l' extrêmement mauvais (la poitrine de la mère remplie de caca) et contenait du trop douloureusement attirant, le mamellon/souris, arraché de la bouche. Pour finir je comprends et le lui communique ainsi que le sein de sa maman est ce qu'il y a de plus désiré et de plus dangereux à éprouver ici dans sa relation à moi. Je donne forme dans une parole à un contenu de pensée qui reconnaît simplement ce qui est exprimé dans l'agir, qui est alors possiblement assimilable ; sur l'unité d'expérience subjective de type hallucinatoire dans laquelle la relation sein/bouche est représentée comme expérience traumatique.
Le deuxième scénario hallucinatoire, qui complète le premier, se résume en une injonction qu'elle me communique à certains moments de particulière violence de la pulsion orale ou elle me dit "Ma bouche est dangereuse",."Arrache ma bouche!". Ou bien “ Arrache ma langue !”. Ou bien : “ Je vais tuer ta bouche !”. Ce que je perçois/comprends à un moment donné, c'est exactement ceci : que la séparation de la bouche et du sein est phantasmatiquement représentée comme une plaie/douleur insoutenable liée à la perte/absence du mamelon vécue comme arrachement organique et rupture de l'unité symbiotique bouche/sein. La narration est stable, l'enveloppe prénarrative solidement constituée.
Comment cette expérience originaire du lien au sein se transforme-t-elle en persécution, en éprouvé du sein comme éprouvé de danger de mort ? Et comment cette matrice prénarrative génère-t-elle des représentations psychiques organisées autour de la phobie du tissu ? Par quel jeu de déplacements analogiques la pulsion orale en vient-elle à se représenter comme phantasme de destruction? Et comment le travail de l'expression créatrice analytique opère-t-il pour conduire le client de l'agir phantasmatique à la décharge affective puis à la pensée par où une distance objective à l'expérience ancienne devient possible?
Tel est pour moi le véritable défi de la situation analytique : de créer un espace où puisse jouer le processus par lequel le pur affect puisse s'exprimer (ici expression physique de la colère du client et contention structurante du thérapeute, là expression créatrice au travers de la représentation de l’objet dans la création), s'énoncer dans le mouvement-même de son expression (" Ma bouche est dangereuse"); et, au terme de la décharge affective subjectivement mortelle (et objectivement dangereuse si je relâche mon attention) conduite à son terme émotionnel et résolutoire et se former la perception concrète par Érynie de mon intégrité émotionnelle et physique au sortir de cette épreuve par où, à mon avis, s'ouvre une nouvelle enveloppe prénarrative détoxiquée de l'angoisse de mort par où le sujet peut commencer à élaborer une nouvelle narration, une nouvelle pensée de l'événement. Ce qui est le cas. En fin de séance, se produit spontanément une métacommunication sur ce qui vient d'être vécu, une mise en mot de ce qui vient de se passer, une création narrative nouvelle dans laquelle les paramètres affectifs sont fondamentalement satisfaisants. Érynie peut alors dormir en mon absence. Je lui accorde une vingtaine de minutes de sieste à la fin de chaque séance, pendant laquelle elle dort profondément, ce qui lui arrive rarement chez elle. Et parfois elle rêve.
Je veux dire que dans la structure thérapeutique/analytique que j'ai construite, le mouvement va du transfert (affectif) vers l'évocation phantasmatique et l'expression émotionnelle et physique dans une lutte corporelle/émotionnelle conduite à terme de façon satisfaisante et génératrice d'un travail d'élaboration psychique. Dans ce jeu, dans l’hallucination de leurre maternel dont j'assume la forme, ce qui à mon sens permet l'ouverture de nouvelles enveloppes prénarratives, c'est que fait métaphore (représentation analogique) le holding musclé que je suis mis en demeure, sous peine de mort, d'opposer aux attaques meurtrières d'Érynie, qui perçoit très bien à travers sa fureur que je suis un contenant fiable, étanche et non coercitif. Elle fait, dans une identification transférentielle massive, une nouvelle expérience affective satisfaisante du portage et du nourrissage symbolique qui parvient à déconstruire, à disjoncter les enveloppes prénarratives traumatiques, les signifiants originaires. C'est à partir de là que quelque chose de l'ordre d'une réelle formation psychique, qu'un fonctionnement de la pensée créatrice s'ouvre et peut-être s'enracine, constructeur d'identité là où n'existait qu'une béance mortelle.
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Nous nous sommes provisoirement éloignés en apparence de la question de l'écriture. pour faire détour du coté de la psycho-dynamique du travail analytique. En apparence seulement car dans l'écriture se joue une puissante alchimie reliant les phantasmes originaires, l'activité fantasmatique primaire, l'activité de pensée, l'activité émotionnelle/affective et l'activité corporelle qui l'actualise, leur donne lieu pour reprendre les termes de Cadoux, au travers de la gestualité graphique. Je suis convaincu que l'ensemble de ces plans par où la vie psychique est à la fois active et passive est profondément engagé. En tout cas, dans la perspective de la création d'espaces d'Atelier où faire travailler l'écriture comme médiation pour le travail thérapeutique/analytique.
Peut-on instaurer un dispositif dans lequel l'écriture va pouvoir fonctionner comme appât pour la relation de transfert et pour son traitement?
Mais revenons-en aux thèses de Bernard Cadoux .
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Catastrophe psychique et écriture
Selon le point de vue où je me place, ce qui fait problème dans la métapsychologie freudienne, c'est la représentation à la fois topographique et mécaniste de la phénoménologie psychique en terme de contenant/contenus. On trouve la trace omniprésente de cet artéfact conceptuel dans toutes sorte de formules théoriques fondées sur la désignation d'un "dedans de la psyché" qui aurait une fonction contenante et d'un hors-psyché où le sujet expulserait les éléments hétérogènes à son propre fonctionnement.
Je pense que cette représentation de l'expérience psychique a une fonction essentiellement économique pour les psycho analystes qui y inféodent leur système de pensée, en ce sens qu'elle permet la maintenance dans la théorie et dans la cure (reportée sur le dispositif et les inducteurs techniques) du clivage de l'affect dans le couple affect/représentation. Le hors-psyché de la cure analytique c'est le cadre technique de la cure lui-même qui est chargé de le contenir, maintenu à l'écart de la mise en doute de son rôle d'écran de protection, de pare-excitation pour le thérapeute vis à vis des puissantes décharges affectives/émotionnelles opérantes dans le transfert profond, psychotique ou non-psychotique.
Selon moi, les termes de catastrophe psychique, d'effondrement psychique, de conflit psychique, de douleur ou de souffrance psychique n'ont pas de sens. Ils assignent à une instance instru-mentalisée, topographiée et mécaniste, une fonction substantive qu'elle n'a en aucune façon.
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Le modèle informatique me paraît être un modèle métaphorique beaucoup mieux à même de rendre compte de la phénoménologie psychique que celui de "l'appareil à penser" qui entretient la confusion entre les plans de l'expérience psychique, de la pensée réflexive et de la perception consciente.
Le système informatique comprends une organisation anatomique répartie en organes complémentaires : l'ordinateur (Système nerveux central ), le clavier et la souris (organes de formulation de la décision/réalisation motrice), l'écran (lieu de la représentation psychique), et l'imprimante (lieu de la condensation concrète de l'image/message en vue de sa communication). A ce système/base nous introjectons (input) un récepteur parabolique de programmes télévisuels et nous câblons le tout sur le réseau Internet par où nous arrive toute l'information audiovisuelle produite dans le monde entier. Nous sommes ainsi proches de l'organisation du système nerveux humain, à deux différences prêt : l'absence d'une instance interne à l'ordinateur assumant la fonction perceptuelle - les états de conscience - assumée par l'opérateur humain, la fluidité associative et la mobilité de la rétroaction perceptuelle propre au cerveau humain, et l'opérativité émotionnelle (bien que les machines cybernétiques auto-régulées peuvent développer des comportement émotionnels "objectifs" rudimentaires d'alerte, de satisfaction, de protection contre des agressions mettant en danger leur intégrité mécanique.
Ce système comprend les fonctions suivantes
Choix d'une fonction de traitement : texte (écriture), tableur (données mathématiques /arithmétique), image photo/vidéo/son (montage/création).
Le disque dur représente l'espace cortical de stockage de deux sortes d'informations:
- l'ensemble des informations programmatives stables, - les applications - des modes de traitement de l'information (équivalent métaphorique de l'inscription des codifications génétiques) en place avant toute utilisation de l'ordinateur, qui définissent l'ensemble du programme des traitements possibles et des outils d'actualisation définissant la puissance et les compétences de l'ordinateur;
- un espace vierge de stockage des informations événementielles distribué selon deux modes de mémorisation: la mémoire vive de l'ordinateur (mémoire court terme) enregistrant les séquences actuelles de l'activité de l'opérateur (le Je), dont un certain nombre vont être sélectionnées par celui-ci pour être fixées dans la mémoire long terme (disque dur). Les informations contenues dans la mémoire vive, non fixée sur la mémoire dure sont détruites lorsqu'on éteint l'ordinateur.
Dans ce système métaphorique, je représente l'activité psychique comme étant ce qui apparaît à l'écran. L'enregistrement de ce qui apparaît à l'écran va devenir un objet informatique (un objet psychique) mobilisable (remémorable) par la fonction de rappel, et être utilisé dans de nouvelles combinatoires de reformulation, de la même façon que le souvenir par le Je.
Les enveloppes prénarratives pourraient être assimilées aux formes logicielles qui permettent de transformer des excitations afférentes au système (le désir) en informations codifiées (texte ou image). Ce logiciel biologique est structuré par l'organisation génétique et ses visées exprimées dans les séquences pulsionnelles, modulées par l'expérience de la confrontation à la réalité. Sa fonction est de permettre de métaboliser des unités d'expérience vécues en traces représentables, en unités d'expérience subjective, en images psychiques.
Dans cette métaphore, l'expérience psychique émerge comme processus terminal de figuration, comme résultante de l'ensemble des opérations afférentes/éfférentes au système.
Ce point de vue fixant l'expérience psychique comme symbolisation de l'état des lieux rend caduque l'idée de toute force causale inhérente à l'image. L'image ne peut pas souffrir, ni s'effondrer, ni être pathologique ou quoi que ce soit d'autre. Elle est pur effet, pure représentation indemne de tout pouvoir causal. La crainte de l'effondrement psychique est elle-même une image de mot, une séquence narrative, pour un effondrement qui a déjà eu lieu nous rappelle Winnicott, et qui n'a pas trouvé, justement son moyen de figuration, son lieu de représentation, son lieu d'être pour reprendre les termes de Cadoux ; qui n'a pas trouvé à s'inscrire comme trace et comme événement appréhendable par le Je.
L'effondrement est effondrement de l'organisation perceptuelle, de la défense affective/psychique érigée contre la douleur qui envahit la totalité de l'expérience et oblitère toute possible perception.
C'est l'affrontement non médiat de la douleur affective originaire qui déclenche l'angoisse de mort et mobilise les défenses contre ces éprouvés intolérables qui ont conduit l'organisation à la faillite originaire. Mais la faillite n'est pas du psychisme (qui n’est qu'un pur concept) elle est identitaire. Elle réside dans la capacité à lier ces éprouvés et à leur donner un sens, puisque la pensée, dont c'est l'unique fonction, fait défaut. Dans le travail thérapeutique/analytique, c'est du traitement de ce processus dont il est question. Alors, que peut bien pouvoir signifier une approche du travail analytique qui se bornerait à ne s'occuper et à ne se servir que de ce qui se passe sur l'écran, en espérant que le regard porté par le tiers analyste sur ce qui lui est donné à voir aura la capacité de modifier les matrices narratives ? C'est à peu près ce qui se passe si l'on assigne au seul travail psychique la fonction de lieu central et d'outil princeps de l'investigation et du traitement analytique.
Mais peut-être bien que la question de l'écriture - Traitement de Texte - assistée par ordinateur (TTAO), va nous aider à dépasser cet obstacle.
Depuis que j'écris à l'ordinateur, j'ai observé un certains nombre de processus psychiques et affectifs directement liés aux rétroactions de l'image/écran sur mon propre processus de pensée et d'élaboration imaginaire, qui m'apportent une qualité de jouissance spécifique à ce mode d'écriture. Cela a induit chez moi de plus en plus réticence, lorsque je suis seul, à reprendsre l'écriture manuscrite. Certaines personnes qui n’ont pas sauté dans le train informatique, ne manqueront pas d'interroger l'acte électrographique lui-même en signifiant qu'il ne s'agit pas d'un acte à proprement parler d'écriture, que lui échappe toute gestualité signifiante. Ceci est à la fois vrai et faux. Avec la dactylographie électronique, on avance d'un cran dans le processus de l'abstraction symbolisante. LACAN s’est planté en terre au moment du démarrage de la révolution informatique. S’il avait mordu à la Chose, il y aurait sûrement succombé, et cela lui aurait sans doute remanier la pulsion idéologique forcenée dans le sens poétique.
Mon expérience personnelle de la Chose informatique est que je gagne en qualité et en acuité abstractivante ce que je perd en gestualité signifiante. Et je gagne en outre une faculté précieuse, terriblement efficace, qui est la possibilité d'inscrire rétroactivementet instantanément toute production psychique induite déclenchée par la lecture de l'image/écran.
Ce à quoi certains vouent un véritable culte, le brouillon et la rature, apparaît dans ce nouveau mode de création comme une entrave vétuste au libre fonctionnement de la pensée, au libre jeu du Symbolique. Le TTAO épouse avec une grande plasticité le fonctionnement spontané de la pensée, exactement comme les surréalistes en indiquaient l’avènement.
L'électro-dactylographie n'est pas assujettie à l'attitude et à la subjectivité manuscrite. Et cette interaction entre la pensée résiduelle inscrite à l'écran et le flux de pensée actuel nourri à la double source de l'émergent et du déjà écrit, provoque des effluences affectives permanentes, des remaniements immédiatement répercutés dans l'organisation textuelle toujours appréhendée comme image instable jusqu'au terme du processus de création, c'est à dire jusqu'à l'épreuve effective concluante que le texte soit saturé de l'affect dont il est l'expression, dont la construction a reflété chacune des étapes de la mobilisation æsthésique de l'affect dans la représentation de mot.
Avec l'écriture dactylographique on est d'une certaine façon affranchi des astreintes de la gestualité par où l'écrivain aménage la résistance au symbolique, puisque l'écriture constitue une régression, un repli æsthétique de la pensée aliéné à la vieille motricité. L'image/écran au contraire constitue une pensée en miroir, une sorte d'avancée fracassante dans le stade du miroir.
Avec le TTAO, on abandonne toute préoccupation de logique spatiale d'organisation du texte. Toutes les opérations de transfert séquentiels de texte sont immédiatement réalisables : pas de latence entre désir et exécution. Tous les jeux de surlignages, de marquage des caractères, sont à chaque instant formulables et immédiatement remaniables. Et ce d'autant plus que la dactylographie à deux doigts comme je la pratique est encore aliénée à l'astreinte du regard du clavier. Le surmoi grammatical et orthographique est desserré, remis à plus tard. C'est le jeu même de l'expression qui s'ouvre, à partir de la relâche de la censure. Tous les impératifs moïques et surmoïques peuvent être provisoirement desserrés, voire abandonnés, le temps de la réalisation, et les automatismes de pensée (lécriture automatique) prennent les commandes de la dictée des représentations " en l'absence de tout contrôle exercé par la raison" (Manifeste du surréalisme - André Breton).
La représentation visuelle, immédiatement scriptée, rétroagit sur le processus de pensée actuel invité au jeu perpétuel de la figuration et de la correction en miroir par une affectivité toujours active et en recherche permanente de la forme pleine, de la résolution.