Théorie mon amour
Les fleurs, c'est une invention de la terre pour faire croire qu'elle est féconde
(Guy Lafargue - Le sommeil fertile - 1967)
Guy Lafargue
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Depuis les origines de la vie sociale, les êtres humains ont créé une culture dont la fonction a toujours été, au travers d'une imagerie poétique, à la fois de représenter symboliquement les forces de la vie, et de s'en assurer, au moins imaginairement, le contrôle. Tout le monde s'accorde aujourd'hui pour considérer la formation des mythes, de la religion et de la science, comme les fruits spirituels d'une tension visant à l'explication et à la maîtrise subjective du Réel, ce qui est la visée majeure de la fonction psychique.
De tous temps, la maîtrise de la connaissance a conféré à ses détenteurs un statut singulier au sein des institutions collectives et un rôle de pouvoir sur la destinée des individus et des groupes sociaux : magiciens, prêtres, savants sont à cette place de créateurs et de dépositaires du savoir qui leur conférait l'autorité qui fonde la croyance. Ce n'est peut-être plus le cas aujourd'hui.
La contribution du vingtième siècle englouti à cette édification aura été de pouvoir porter toute l'acuité de ce besoin d'assujettissement du Réel simultanément :
- sur la maîtrise technologique des forces du travail humain : dans ce domaine notre culture est passée d'un état de contrôle imaginaire à un état de relative maîtrise des forces ergonomiques, biologiques et technologiques.
- sur l'analyse des processus psychiques de la formation des croyances et de la connaissance ainsi que des mécanismes de leurs échanges.
- sur les processus psychosociologiques de la formation de la culture, des idéologies, de la communication et des institutions.
- enfin, sur la connaissance de l'organisation cérébrale, de la physiologie du système nerveux dans les domaines de l'apprentissage, de la mémoire, des émotions, de la vie affective.
Au siècle dernier, les comportements humains sont devenus le centre et la cible de cette visée omnipotente qui anime le travail de la connaissance scientifique depuis ses origines. Les "sciences humaines" se sont constituées comme ce lieu d'élaboration des lois régissant le fonctionnement des forces affectives, de l'économie psychique et de l'économie sociale, dont la finalité mythique reste toujours aussi virulente et ambiguë : réduire la part de l'irrationnel et du chaos originaires, soumettre les forces occultes de la vie au contrôle souverain de la connaissance et à leur exploitation économique.
Il appartenait à cette logique idéïque, fondée sur l'impulsion subjective et phantasmatique omnipotente, de forger des représentations/croyances qui en légitiment le fonctionnement et qui verrouillent toute tentative d'en souligner les ambiguïtés et le surdéterminations anthropomorphiques, ce qui est la caractéristique fondatrice de toute idéologie, que celle ci soit en rupture ou en synergie avec les forces vivantes et les visées génétiques de l'organisme humain par où elles se divisent en idéologies instrumentales ou humanistes.
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Ainsi, le discours des sciences humaines et technologiques nous a conditionnés à nous représenter la complexification de l'évolution humaine, de la connaissance, et des lois de leur déploiement, comme une progression qualitative linéaire ; et la maîtrise des déterminants biologiques, psychiques et technologiques comme un bien, comme un but désirable, possible et nécessaire. C'est précisément par là que le discours scientifique verse dans l'idéologie instrumentalisante, c'est-à-dire dans un système de croyances qui prétend échapper à l'acuité et aux exigences de ses propres surdéterminations fondatrices. L'utopie a changé de forme, elle a pris les couleurs du temps, mais, dans sa prétention à l'exemption analytique de ses propres déterminants phantasmatiques, elle reste foncièrement de mauvaise foi.
La pulsion créatrice - qui est le mode anthropomorphe de la pulsion - s'est diluée dans la complexité et la sophistication de ses propres outils analytiques au point de la prétendre inanalysable. Paradoxalement elle est aussi ce par quoi le scandale arrive, car il est dans la nature même de la pulsion créatrice de se dérober à toute tentative d'assujettissement. Elle est fondamentalement rebelle, et d'autant plus incisive qu'elle est soumise aux injonctions de conformité. La pulsion créatrice - Dieu merci - est insurrectionnelle.
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L'image que j'ai placée en exergue de la réflexion que j'entame ici :
"Les fleurs, c'est une invention de la terre pour faire croire qu'elle est féconde", est une condensation poétique et philosophique qui traduit intuitivement cette idée explicative de l'évolution humaine qui nous est culturellement inculquée comme étant de nature progressive. Je veux dire par là que j'appréhende cet immense travail biologique de la complexification du cerveau humain, non comme une supériorité qualitative de l'homme sur l'animal, mais comme un processus de dégénérescence adaptative, comme l'effet d'une détérioration des schémas instinctuels et comme le fruit d'une faillite biologique dans les dispositifs d'adaptation de l'espèce humaine à son environnement. C'est une vision philosophique qui a pour moi une raisonnance concrète dans ma façon d'envisager mon lien avec mes semblables, en particulier dans mon engagement professionnel.
Rupture de la répétition onaniste des textes sacrés devant le mur des lamentations métapsychiques.
Dans ce renversement de point de vue, dans cette fracture du regard hypnotique, notre indécrottable narcissisme culturel qui place l'homme au sommet de la spirale évolutive devient un simple objet culturel fossile, témoin du modèle philosophique nombriliste esquissé par Freud dans son "Malaise dans la civilisation", réédition de cet effort stérile et insensé pour conjurer les aspérités friables de la mort. A classer sur les étagères du musée anthropologique.
Autrement dit, si ma vision du monde est sensée, ce qui fonde la singularité humaine, c'est l'apparition dans la chaîne vivante d'une faille des dispositifs instinctuels, dont le fonctionnement a été compromis, pour des raisons qui m'échappent, ce qui n'a pas grande importance. Pour le peu que j'en ai perception, ce renversement épistémologique s'applique bien entendu à l'évolution de la matière vivante. Il me conduit, en dernière analyse, à récuser le dualisme établi entre matière et vie, et à considérer le vivant comme une dégénérescence de la matière. Ce qui nous entraîne dans un débat philosophique que je me garderai bien d'entreprendre ici.
L'enjeu théorique et méthodologique de ce débat par contre est intéressant. Et, sur lui, nous avons une prise. Il s'agit tout simplement de savoir si la vision élaborée par Freud, du développement de la civilisation étroitement fondé sur la célébration de la castration, devenue la norme culturelle du siècle dernier (dans lequel on trempe encore les pieds), ne s'est pas constitué en pierre angulaire du vieux credo scientiste qui fait retour en force avec le néo-comportementalisme. Et qu'en faisant de la renonciation au primat instinctuel et du travail de la sublimation les nouvelles visées comportementales assignées à l'éducation, Freud ne nous ait rendu le très mauvais service de relayer dans la psyché contemporaine, les vieilles fripes d'une religion sado-masochique qui n'en finit pas de distiller sa morbidité et ses prétentions normatives dans la psyché collective.
En quittant le terrain de la cure analytique et de l'exploration des processus psychiques (où il a fait réellement œuvre féconde de pionnier), pour reprendre le froc élimé du moraliste et du guide spirituel, Freud s'est exilé de sa propre incertitude créatrice. En troquant l'investigation phénoménologique pour la supputation explicative totalitaire, on prend toujours le risque d'une généralisation qui n'a pour autre nécessité que celle de bercer les phantasmes omnipotents du théoricien. La métapsychologie, pour cette part de dérive poétique, qu'elle met en œuvre est le tribut payé par Freud à la culpabilité et aux ancêtres. En définitive, cela est rassurant. Le processus de pensée et de conceptualisation de Freud comme illustration de la phénoménologie psychique mérite à cet égard la belle estime due aux œuvres créatrices authentiques. On ne peut pas toujours en dire autant de ses clones. Cela nous amène à remettre en chantier, sur la base de l'observation clinique, les interrogations qu'il nous a transmises ; et nous enseigne aussi que le libre exercice de la pensée dont il a fait preuve face à ses contemporains, n'a pu avoir raison de la totalité des scories culturelles contre lesquelles il a conduit une guérilla intransigeante.
Destin de la théorie psychiste
de Sigmund FREUD
Mon propos est simple, direct et définitif : la psychologie, sur laquelle reposent toutes les croyances du siècle (le 20°)est une science sans objet. Je suis moi-même étonné de la force affective, de la constance et de l'insistance, de l'insistance psychique, de ce propos dans mes élaborations personnelles depuis le début de mon travail de penser le champ analytique/thérapeutique.
La notion de causalité psychique a la peau dure. Elle n'est pas prête de rendre l'âme. Bien entendu, parmi les caciques, personnes n'y croit vraiment. Mais tout le monde fait comme si.
Ma conviction intime est que le psychisme ne joue dans le destin humain aucune force causale parce qu'il n'existe pas (cela ne manquera pas de réveiller un instant les vieux démons roublards de leur sieste). Ce qui existe c'est la production d'images mentales, à proprement parler psychiques. C'est le process de production lui-même. La notion d'appareil à penser dont se gargarisent les psy branchés est un concept/écran, anthropomorphe, une pure invention psychique destinée à leurrer l'ego, à combler le vide des incertitudes et pour finir, à bloquer le travail de la pensée créatrice. Recouvrement des émanations émergeant d'une activité neurologique par un concept.
La fonction psychique, créatrice des formes phantasmatiques, imaginaires et symboliques (représentations d'éprouvés affectifs hallucinatoires , représentations fantasmatiques et représentations de mots) est essentiellement une fonction de composition de formes mentales visant à informer (des "informs") l'organisme du sujet humain sur son état de réalisation ou de carence, ou de détérioration du potentiel d'accomplissement de son destin d'être humain . Cette pensée est pour l'instant une incongruité culturelle, mais, comme je l'ai déjà dis, elle insiste.
La fin de la métapsychologie
Si, comme je le pense, la psychologie est bien une science sans objet, il va de soi que la métapsychologie freudienne, qui s'en veut la quintessence, et ses dérivés lacaniens, reichiens, junguiens se révèlent bardés de postulats et de dogmes visant à maintenir la cohésion des adeptes dans leur système de croyances, et notamment dans celui qui assure la pérennité de ses outils opérationnels qu'on appelle la technique.
Que l'on m'entende bien : l'antipsychanalyse ne me concerne pas en tant qu'elle a pour but la disqualification de la psychanalyse qui est à mes yeux la discipline de soin analytique fondamentale et fondatrice du champ de la psychothérapie. La destruction de son corpus théorico-technique n'entre en aucune façon dans mon projet. Je considère qu'un certain nombre de ses concepts opératoires constitue le bagage solide et incontournable de tout professionnel de l'analyse engagé dans le champ thérapeutique et dans le champ social. Je revendique même avec fermeté le droit d'adopter, de remanier et de me servir de ceux de ces concepts dont j'ai éprouvé la valeur opérante dans mon propre champ d'expérience de la situation analytique. Cependant, n'en déplaise aux puritains et aux intégristes, j'estime qu'une fois hommage rendu à leurs créateurs, les outils appartiennent à ceux qui s'en servent.
Par contre, le psychanalysme comme doctrine hégémonique et dogmatique, comme instance explicative de dernier recours dans le champ de la phénoménologie affective et psychique, ne trouve aucune grâce à mes yeux. Les dérives spéculatives qui trament son histoire [1] et leurs instrumentalisation syncrétique dans le colonialisme de la psychanalyse appliquée, ne méritent aucune complaisance.
Il serait intéressant de savoir pourquoi au début du 20° siècle, en passant de Vienne à Paris, la psycho-analyse comme praxis inventive, comme tentative de compréhension et de réponse apportée à la détresse affective de la personne et comme dynamique du lien analytique est devenue LaPsychanalyse comme doctrine spéculative à prétention explicative universelle : la technique de soin recouverte et phagocytée par la doctrine psychologique.
Il n'y a que dans la langue et la culture française que cet escamotage du o en a s'est opéré. Dans les pays de langue germanique, latine, anglophone, hispanophone, le terme originel psycho-analyse est resté sans modification, et avec lui, peut-être, le soucis de préserver le primat de l'expérience clinique et de l'analyse phénoménologique sur la spéculation et les enjeux de pouvoir dont elle est le masque.
Dans ce tour de passe-passe ortho-graphique, dans cet escamotage de salon (celui de Marie Bonaparte), c'est tout l'enjeu qui est posé du passage d'une praxis de la thérapie à une doctrine abstraite, parfois totalement décontextualisée de la préoccupation primaire qui la fonde, comme chez Jacques Lacan vers la triste fin de sa vie, si j'en crois ce qu'en écrit Elisabeth Roudinesco (qui le dit également de Freud) [2].
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LES MOTS NE SOUFFRENT PAS
L'ensemble de l'hypothèse autour de laquelle s'organise ma réflexion pose comme point de départ l'affirmation selon laquelle les évènements psychiques ne sont saisissables qu'en tant que "morphes" c'est à dire que productions circonstancielles et éphémères; qu'en tant qu'idéations.
Les événements psychiques sont des condensations électroniques d'opérations biochimiques de l'organe neurologique ; condensations sporadiques, fluentes, dont la structure reste stable dans la mesure où elle persiste dans le tissu cortical sous la forme de traces, d'engrammes stables, déterminés par des inscriptions mnésiques originaires immuables.
Ce point de vue fait obligation de reconsidérer deux termes sacrés usuels du vocabulaire psy : celui de "psycho-pathologie" et celui de "psychothérapie" :
- Le terme "psycho-pathologie", dans cette perspective, n'a pas de sens. Dans sa définition usuelle, ce terme est pris dans le pré-supposé de l'existence d'une psyché autonome constitutionnellement existante, d'un "appareil" psychique. Et dans cet autre pré-supposé d'un dysfonctionnements, d'une défectuosité de cet organe immatériel. C'est le point de vu des biologistes de la psychiatrie organiciste dans le champ psychanalytique.
Pris à son sens étymologique, "psychopathologie" signifie "souffrance psychique". Si l'on accepte de considérer le point de vue dont je tente sans grande illusion de frayer une voie, on est obligé de considérer qu'il n'existe pas à proprement parler, de souffrance psychique. Pas plus qu'il n'existe de souffrance dans le mot. Tout comme le mot, dont il est l'une des efférences sensori-motrices, le phénomène psychique, est lui-même traduction d'un état affectif dans une forme mentale. La souffrance, comme la jouissance, sont les constituants de l'affect. Et s'il y a conflit, ce n'est pas entre des entités psychiques (qui n'ont pas plus de consistance que celle des mots), mais au cœur même de la visée pulsionnelle qui échoue dans sa réalisation. La souffrance est de nature organique ; son origine en est affective, et certaines de ses manifestations sensibles en sont psychiques .
La vie psychique, dans cette représentation épistémologique, a essentiellement une fonction informative sur les distorsions infligées au dispositif instinctuel lui-même .
Il me semble donc entièrement fondé de renoncer au terme de "psychopathologie" non seulement à cause de la connotation médicale qui tend à accréditer l'idée d'une maladie psychique qui fonctionnerait indépendamment de ses sources affectives ; mais parce qu'elle n'a pas de fondement. L'approche des évènements psychiques doit être poursuivie dans le cadre d'une épiphénoménologie du système affectif.
- Quant au terme de "psycho-thérapie" (soin psychique ou soin du système psychique), son sens usuel est pris dans le présupposé précédent : à savoir que l'on soignerait une fonction psychique qui serait malade ce qui est proprement insensé. C'est, d'une certaine façon, le point de vue solidaire de la psychanalyse traditionaliste et de la psychiatrie contemporaine dans leurs formulations.
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Si l'on reprend cette question sous l'angle de vue que je propose, on ne peut à proprement parler de "psycho - thérapie" que lorsqu'on met en place un dispositif visant à "traiter" la souffrance affective du sujet par l'utilisation privilégiée de la fonction psychique , au moyen d'un travail psychodynamique qui utilise la fonction de transit de la fonction psychique entre soma et environnement, dont le psychique est imprégné et façonné. Dans cette création heuristique, la psychanalyse est inaugurale. Mais cela ne doit pas nous distraire du fait que la matière à traiter (par le sujet lui-même) reste la souffrance affective et ses composantes émotionnelles. Quand au caractère judicieux du choix d'utiliser la fonction psy pour traiter des souffrances affectives, il n'est plus à démontrer, même si elle ne constitue qu'un des processus utilisables parmi d'autres : l'expression émotionnelle, l'expression affective, l'expression æsthétique....
Si la production psychique a bien cette visée épistémologique qu'il est légitime de lui prêter (dans le sens soma > morphes psychiques > perception) elle possède en retour un potentiel d'ébranlement et de transformation des stases et des rigidités émotionnelles et affectives. C'est là, à proprement parler, sa fonction psycho-dynamique.
En dernière analyse, ce qui est opérant dans la situation analytique n'est pas d'abord le travail cognitif appuyé sur la mécanique associative, mais bien la régression et l'érotisation soudaine (ou progressive) de la communication affective invitée à se déployer librement dans l'expérience de l'analyse . Autorisée à s'y manifester dans un climat de levée de la censure et de la répression morale et affective, l'intensification de l'activité psychique va ouvrir des voies de frayage aux affects, aux émotions réprimées et aux souvenirs inhibés. C'est cela qui est le moteur de la fermentation pulsionnelle au sein du lien analytique et de sa réintégration dans le champ de la perception subjective.
C'est à la lumière de ce renversement de perspective que je suis amené à modeler une théorie singulière de la pratique analytique, qui, avant d'être théorie aura d'abord été intuition, mise en acte et transformation de la pratique (praxis).
DE LA THEORIE COMME
OBJET TRANSITIONNEL
Nous entretenons avec les théories des rapports ambigus de type conjugal : nous les choyons quand elles nous satisfont ; nous en convoitons de plus séduisantes lorsque nous avons épuisé leur mystère. Certaines d'entre elles sont rebelles à nos changements d'humeur, qui n'hésitent pas à faire leurs griffes sur notre narcissisme, ce qui est quelquefois bien rassurant.
Dans le domaine qui est examiné ici - celui de la conduite de la relation et de l'expression d'autrui en vue de sa croissance et de sa santé affective - nous disposons d'un ensemble de théories explicatives des processus affectifs, émotionnels et psychiques; et des dispositifs censés produire ces effets dynamiques au moyen desquels nous engageons notre intentionnalité de soin apportée à la personne. Depuis bien longtemps (depuis ma rencontre avec les travaux de Winnicott dans les années 1980), j'ai choisi la nuance du terme anglais : "to care" = prendre soin pour situer clairement ma praxis expressionnelle; de la privilégier par rapport à l'autre acception - "to cure" qui est la version médicale du soin en référence à la maladie, à la "maladie psychique" qui constitue le credo du DMS 4.
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Pour avoir moi-même produit beaucoup de théorie dans le domaine de l'Expression Créatrice Analytique, je me suis souvent interrogé sur mes mobiles, et aussi sur cette forme particulière de jouissance qu'il y a à mettre de l'ordre dans les phénomènes et à élaborer des hypothèses explicatives qui rendent compte de leur fonctionnement.
Ma réponse à cette curiosité est simple : la jubilation que j'éprouve à écrire sur les processus à l'œuvre dans la relation analytique est pour moi le signe d'un engagement de nature "æsthétique" dans une activité de création. Pour moi élaborer la théorie de mon expérience est acte de création au même titre que mon activité de production poétique, sculpturale ou picturale. Et elles remplissent la même fonction d'objet intermédiaire entre mon expérience intime et la négociation avec mon environnement social. Mon effort d'écriture et d'élaboration sert doublement à m'éprouver moi-même dans l'écoute de l'autre et à asseoir mon identité dans le champ social. Je crois qu'il en est de même pour tous les théoriciens.
Ce dont je prends en outre de mieux en mieux conscience aujourd'hui c'est que la mise-en-forme théorique est une des manifestations de la vie psychique, un produit psychique. En tant que tel, elle s'articule aux phantasmes originaires du théoricien. Que celui-ci s'appelle Freud ou Winnicott ne change rien à l'affaire ; son élaboration est inéluctablement subjective, à la mesure des impulsions phantasmatiques qui en sont à l'origine ; le problème épistémologique que cela pose restant de comprendre comment un manifeste de la subjectivité est capable de rendre compte des lois du fonctionnement de la subjectivité.
Si l'on accepte de considérer le problème sous cet angle, la question reste pour le théoricien de pouvoir rendre compte, au travers de la théorie, c'est-à-dire de l'explication que nous donnons du fonctionnement des phénomènes et des structures de notre praxis, du fonctionnement de la réalité. Il semble utile que la théorie soit créatrice plutôt que délirante (est-elle jamais autrement que délirante?) ; qu'elle soit référée à une épreuve de réalité plutôt que soumise aux surinvestissements projectifs du théoricien. Si, comme l'exprime judicieusement Winnicott "ce qui est objectivement perçu est, jusqu'à un certain point subjectivement conçu", c'est bien dans la dialectique de la confrontation phantasme/réalité que l'élaboration théorique joue ses scénarios
L'élaboration théorique est en partie destinée à soulager la pression inconsciente des phantasmes originaires. C'est probablement et paradoxalement grâce à cela qu'elle possède le ressort décisif qui permettra de rendre compte du fonctionnement des phénomènes psychiques. Autrement dit, c'est au travers de sa propre économie libidinale que le théoricien a accès au travail de la formulation. Cela suppose chez lui une capacité d'investissement libidinal de son propre fonctionnement psychique articulé à son activité de pensée. Tout comme l'œuvre d'art, la théorie advient au point d'articulation de l'imaginaire et du symbolique : c'est un processus narcissique.
Ce qui est susceptible de faire problème dans ce mouvement, et l'enrayer en tant que processus créateur, c'est la fixation perverse sur le processus narcissique lui-même. Cela a immanquablement pour effet de dériver l'énergie affective sur des voies de garage para-délirantes, et de refermer l'écluse entre la capacité imageante et son intégration symbolique. Cela refermerait l'activité psychique sur des modalités schizoïdes ou obsessionnelles. Pour rompre cette inclination, il y faut du miroir. Il y faut une instance réfléchissante, un lieu analyseur susceptible de permettre d'articuler l'énonciation théorique à ses racines phantasmatiques.
Autrement dit : l'exercice théorique, qui trouve son combustible dans la pression persécutrice originaire (et notamment dans le phantasme d'omnipotence) joue paradoxalement pour le thérapeute la double fonction d'organisateur psychique de ses phantasmes et de guide fiable pour son engagement dans une praxis référée au réel. C'est là la deuxième fonction de la théorie pour le théoricien comme pour les praticiens engagés dans le métier analytique dont la vocation est déterminé à l'origine par des phantasmes originaires que l'analyste “soigne“ dans le lien qu'il institue avec son client.
La fonction de la théorie pour le praticien joue donc partiellement un rôle d'étayage dans sa relation avec son client. Elle lui permet en particulier de pouvoir agir avec détermination dans les situations crisiques où le place sa communication avec le client. Mais, cette deuxième fonction est ambiguë pour le thérapeute, dans la mesure où elle peut aussi jouer le rôle d'écran, de pare-excitation, face à ses propres émergences pulsionnelles dans le lieu thérapeutique, face aux exigences tyranniques du contre-transfert. Dans ce cas-là, le savoir constitué opère de manière défensive, comme résistance.
Enfin, la théorie que l'on forme, ou à laquelle on adhère, infléchit à la fois notre perception des phénomènes, et les modes d'organisation de notre pratique. Selon la théorie de référence pour laquelle nous optons, nous n'agirons pas de la même façon qu'un autre thérapeute qui travaille avec une autre explication du fonctionnement des processus. L'essentiel, en dernière analyse, étant que nous acceptions de laisser notre théorie au vestiaire pour nous livrer à mains nues au combat singulier avec le non-connu auquel le client nous invite. Car le lieu du réel, pour la théorie, c'est dans l'expérience clinique elle-même qu'il nous est donné.
D'UNE THEORIE
"SUFFISAMMENT BONNE"
Parler à l'ombre de Winnicott d'une théorie "suffisamment bonne" signifie pour moi que la théorisation ne doit être ni au-delà, ni en-deçà de ses potentialités à rendre compte du fonctionnement des phénomènes. Elle doit accepter de laisser l'impulsion inquisitrice en suspension devant l'opacité de certaines questions de l'ombre. Mais elle doit aussi rendre compte à minima des connaissances sur le fonc- tionnement réel des processus, clairement assimilées au travers du savoir constitué.
Entre les émissions psychiques générées par l'affect et le fonctionnement de la pensée actuelle, le "Je" - instance percevante - est pris dans un processus dialectique entre imaginaire et réel. Et, à ce niveau, si je puis me permettre, il en va de l'élaboration psychique dans le travail de la théorie, comme dans la formation de la psyché du nourrisson : à un moment donné il faudra que le théoricien renonce à la compulsion qui vise à la maîtrise omnipotente de l'objet pour se soumettre à l'angoisse du vide où peut seulement se former une pensée nouvelle liée aux exigences de la réalité actuelle . A cet égard, l'attitude intellectuelle de Winnicott ici invoquée est exemplaire.
DE LA NÉCESSITE D'UNE
THÉORIE DE L'AFFECTIVITÉ
A mon sens, l'exercice du travail analytique exige du praticien une représentation claire des lois de la formation et de la dynamique de la vie psychique. Il a besoin pour cela d'une théorie du développement affectif qui rende compte, autant que faire se peut, des déterminants de la fonction psychique dans ses rapports avec l'organisme global : d'une part avec la fonction somatique ; d'autre part avec la fonction de la pensée ; enfin avec les déterminants environnementaux. Une telle théorie doit donc s'articuler autour de trois matrices :
- la matrice neuro-biologique, nourrie des travaux sur la physiologie corticale dans le domaine des apprentissages et de la mémoire [3], ainsi que des recherches éthologiques sur les compétences comportementales innées des bébés et des jeunes enfants. C'est dans cette aire que s'élabore la compréhension des phénomènes pulsionnels.
- La matrice psycho-affective, pour laquelle la psychanalyse reste un cadre théorique majeur, et pour l'étude de laquelle il existe une place pour des approches théoriques non-psychanalytiques. C'est dans cette matrice que peuvent se mettre en représentations les questions concernant la façon dont les expériences de douleur et de satisfaction primitives configurent le rapport à la jouissance et à la souffrance affectives qui sont fondateurs de l'économie du Désir. Le Désir est la modalité affective terminale à laquelle accède le sujet face à ses enjeux pulsionnels. C'est dans cette aire que l'on peut travailler à tenter de comprendre la scénographie f(ph)antasmatique.
- La matrice psycho-sociale enfin, qui tente de cerner la question des facteurs environnementaux et de leur influence hautement significative à la fois dans l'organisation psycho-affective endogène, et dans la gestion des investissements objectaux dans la réalité.
La réticence ou le rejet de l'un ou l'autre de ces trois pôles - neurobiologique, psycho-affectif et psycho-social - par le théoricien, signe la présence d'une résistance épistémologique que l'on est fondé à mettre en relation avec des phantasmes non reconnus par le praticien (ou inavouables) :
- Le désaveu des facteurs neuro-biologiques renvoie probablement à des résistances à l'immersion dans la problématique de la régression affective.
- La dénonciation ou la mésestimation des facteurs psycho-affectifs (comme cela est le cas dans les théories comportementalistes) renvoie probablement à de puissantes résistances à l'immersion dans la sphère phantasmatique originaire.
- Le désaveu des facteurs environnementaux renvoie probablement à un déni du rôle des imagos parentales dans la constitution des fantasmes de la sphère œdipienne et des incidences que cela aurait sur la pratique thérapeutique elle-même, notamment par rapport à la problématique de la communication contre-transférentielle.
DE LA QUESTION DES PHANTASMES
Il ressort, en ce point de mon exposé, que c'est la question de la formation des phantasmes qui vient au devant de la scène. Cela est lié, je pense, à ce qui se dessine pour moi avec de plus en plus de netteté dans mon travail clinique de psychothérapeute.
Je me suis aperçu au travers du livre de Piera Aulagnier (dans "La violence de l'interprétation") que j'avais jusqu'alors commis un contresens sur le qualificatif "originaire" associé au vocable de "fantasme". Il n'y avait probablement pas de hasard dans la persistance de ce point-aveugle. J'avais des circonstances atténuantes à cette "cécité" théorique.
Ce à quoi je résistais, à juste titre je crois, c'était à cette idée saugrenue de Freud (d'un point de vue neuro-biologique) d'une transmission phylogénétique de fantasmes-archétypes qui seraient la trace résiduelle du passé socio-familial de l'humanité. J'en étais naïvement resté au catéchisme de Laplanche/Pontalis qui écrivent ceci dans le "Vocabulaire de la psychanalyse" : (les fantasmes) " appelleraient une explication phylogénétique où la réalité retrouverait son droit : la castration, par exemple, aurait été effectivement pratiquée dans le passé archaïque de l'humanité "... Ce qui aurait été réalité dans la préhistoire serait devenu réalité dans la constitution psychique ! J'en étais resté là, au niveau du tour de passe-passe chromosomique. Et je protestais. Aujourd'hui je trouve cela tellement anecdotique et imbécile, comme beaucoup de digressions socio-psychologiques commises par Freud et relayés comme articles de foi par ses épigones.
Je protestais aussi sur la circonscription freudienne des fantasmes originaires à l'organisation œdipienne : " scène originaire ", "castration", "séduction". Depuis le début, mon observation clinique, tant comme thérapeute que comme animateur d'Ateliers d'Expression, me renvoyait à des configurations phantasmatiques beaucoup plus archaïques. Cela me rangeait, de facto, dans les rangs Kleiniens. Dans ma conception, les phantasmes campaient sur les rivages péri-nataux : "fusion", "persécution", "incorporation/dévoration", "clivage", "omnipotence". Et ma théorisation s'orientait naturellement vers la distinction de phantasmes originaires à partir desquels se forment les fantasmes primaires de la sphère oedipienne et de l'activité fantasmatique consciente adulte.
Je vois donc aujourd'hui la question des f(ph)antasmes de la façon suivante :
- La formation des phantasmes (ph) est bien originaire en ce sens qu'elle est le terreau constituant de la vie psychique. L'universalité de leurs formes est liée à la structure neuro-biologique qui singularise l'animal humain par rapport à l'animal non-humain, c'est-à-dire par le développement du néo-cortex et du cortex préfrontal (responsable des processus d'inhibition de l'action, de rétention de la motilité) et du cortex associatif, déterminant dans les processus imaginaires et dans la fonction de symbolisation. C'est l'identité commune universelle des processus de la relation originelle au monde et la communauté structurale de l'organisation corticale de l'espèce qui constituent le fond narratif universel de l'activité psychique que l'on appelle phantasme.
- L'idée d'une trace d'événements préhistoriques progressivement inscrite dans la chaîne génétique ou culturelle est une absurdité. Le bébé humain forme dès sa venue au monde (probablement déjà dans l'univers placentaire) une activité "phantasmatique" en accompagnement de son activité instinctuelle. Ceci est indiscutable. La vie psychique qui en est issue se déploie en liaison avec la désadaptation de la motilité instinctuelle.
- S'il y a bien corrélation entre l'inhibition de l'action et la formation de la vie psychique, cela ne justifie en rien la renonciation, culturelle, au primat de la résolution motrice des pulsions, comme Freud le donne à entendre dans son "Malaise dans la civilisation". Cela ne justifie en aucune façon qu'il faille renoncer à l'exercice instinctuel qui devra trouver, dans ses nouveaux équipements corticaux, une façon différente d'en exprimer les potentialités. Cette tentation d'une morale de la renonciation au primat instinctuel/pulsionnel procède plutôt des effets d'un fantasme de castration non résolu que d'une nécessité de civilisation.
- Le destin des phantasmes originaires inhérents à l'expérience affective du nouveau né de persécution, d' incorporation/ dévoration et d'omnipotence restent, quant à leur configuration et à leur intensité et à leur possible dissolution, dépendants des réponses de l'environnement néo-natal.
- Les phantasmes originaires constituent la matrice narrative des fantasmes primaires relatifs aux théories infantiles de la sexualité (scène primitive, castration, séduction). Ceux-ci sont par ailleurs infléchis de façon significative par des facteurs culturels, notamment par les normes régissant les rapports corporels au sein de la cellule familiale primitive et leur organisation culturelle. Les fantasmes primaires sont des élaborations psychiques alors que les phantasmes originaires sont des productions somato-psychiques spontanées de nature hallucinatoire. Les fantasmes primaires prennent partiellement appui sur la perception du monde objectal alors que les phantasmes originaires sont produits dans un état d'indifférenciation objectale .
- La dernière hypothèse qui vient en incidence de mon expérience clinique, c'est que les f(ph)antasmes, qu'ils soient originaires ou primaires, ne sont pas, comme l'énonce la théorie psycho-analytique, sous la loi de l'amnésie. Mon expérience thérapeutique, abondamment fournie en mnésies (les traces des expériences affectives et émotionnelles originaires) et en phantasmes corporels, me le prouve de façon indiscutable.
Je propose de comprendre la question de l'amnésie originelle dans la situation et dans la théorie psycho-analytique comme liée à une inadéquation des procédures de la mobilisation des mnésies par la technique psychanalytique. Puisque l'observation montre que les mnésies originelles sont rebelles à l'injonction associative, cela veut dire que le processus associatif tel qu'il est proposé dans la cure psycho-analytique, est inadéquat à permettre la connexion du phantasme originaire aux mnésies qu'il représente, et avec l'opération de la perception que l'on nomme prise de conscience . Il est inadéquat, parce que ce niveau des mnésies n'existe ni dans l'aire de représentation psychique, ni dans l'aire de la pensée-en-mots. Il existe seulement dans le phantasme. C'est là le sens de la remarque de Pontalis (introduction du livre de Winnicott "Jeu et réalité") selon laquelle "quelque chose a eu lieu qui n'a pas de lieu". Ce quelque chose a laissé une trace - la mnésie, qui n'est pas un souvenir - qui n'avait pas d'aire de représentation à sa disposition pour articuler une pensée mémorisable, tout simplement parce que la fonction de représentation est une acquisition relativement tardive du développement du petit humain.
Ce que doit offrir le cadre analytique/thérapeutique, c'est précisément de procurer au sujet ce lieu adéquat où le phantasme originaire et les mnésies corporelles vont pouvoir s'élaborer dans le jeu de leurs rapports rendu possible dans l'expression æsthétique des affects. Cela revient à dire que le phantasme originaire constitue la première modalité de représentation des mnésies non représentables psychiquement, par absence du dispositif fonctionnel de la représentation psychique. Le phantasme est une production narrative originaire inscrite à la frontière du somatique et de la fonction psychique. C'est en cela qu'il constitue la matrice de la formation du corpus psychique (les "enveloppes pré-narratives" décrites par David Stern [4]).
Il est donc nécessaire, pour travailler à ces niveaux dans le cadre analytique/thérapeutique, de trouver des modalités d'expression, de communication et de relation qui favorisent la connexion du phantasme aux mnésies qui en constituent la matrice. Cela veut dire que l'analyste, pour pouvoir travailler dans les zones originaires de l'expérience, va être mis en demeure de sortir des positions rigides de la neutralité, de l'abstinence du contact et de la rétention du contre-transfert. Ce qui s'articule de la psyché au corps ne peut être re-évoqué si le thérapeute n'accepte pas d'aller au corps. En quelque sorte, la position analytique doit faire offre au transfert de pouvoir se jouer et se déployer sur les lieux originaires de la formation des mnésies et des phantasmes qui en rendent compte.
L'ATELIER D'EXPRESSION
COMME AIRE POTENTIELLE
Si mon hypothèse concernant l'articulation du phantasme aux mnésies originaires est fondée (elle est d'évidence fondée pour moi dans mon expérience clinique), la réflexion méthodologique sur les modalités de mobilisation du phantasme et des mnésies originaires mettra l'accent sur les moyens favorisant leur mise-en-représentation. Puisque, dans un premier temps elle n'est pas élaborable psychiquement, elle devra être mise-en-œuvre au niveau où elle se situe, c'est-à-dire au niveau de l'expression corporelle médiate (langagière) ou non-médiate (affective).
Cela veut dire implicitement que le processus expressif est un phénomène distinct du processus d'élaboration psychique dont il conditionne la formation. Le processus d'expression créatrice est dicté à la fois par des déterminants mnésiques (affectifs) et par des formations psychiques ou par des agrégats psychiques.
L'aboutissement, dans une théorie de la praxis, de cette théorie des articulations entre mnésies originaires et représentation, peut être formulé autour du concept de "mise-en-œuvre" (la "gestaltung" de Prinzhorn). L'œuvre, en tant qu'elle exige l'agir corporel pour s'incarner et faire trace, peut être engagée dans le processus associatif créateur, dans le jeu (Winnicott), dans l'œuvre créatrice, ou, comme cela est le cas avec des personnes profondément régressées, dans la symbolisation corporelle .
Dans mon expérience clinique, à partir du cadre que j'ai institué autour du concept d'Expression CréatriceAnalytique c'est précisément de la création (de la "mise-en-forme") d'une "aire intermédiaire" entre mnésie corporelle et phantasme qu'il est question. D'un lieu où puisse se mettre en scène ce qui n'avait pas de lieu approprié de représentation, et qui était resté en l'état originaire, en termes de forclusion, dans le développement ultérieur du sujet.
Mon vieux projet d'élaborer une psychothérapie "transitionnelle" (termes que j'avais créé en 1983 bien avant d'avoir connaissance de son utilisation par Didier Anzieu) s'inscrivait au cœur même de la théorie Winnicottienne en ce sens que l'espace de travail analytique que je proposais visait à fournir au client la possibilité de constituer, entre lui et moi, des "objets" (des " surfaces objectales") propres à représenter "transitivement" les moments de l'articulation entre l'expérience phantasmatique (et les mnésies dont elle rend compte) et celui de l'élaboration psychique qui assure à terme la permanence des objets dans l'expérience subjective . Lorsque cela fonctionne ainsi, je permets au sujet de se constituer un "patrimoine psychique", et donc, de pouvoir accéder à un réel travail d'analyse qui se trouvait jusque là littéralement sans objet" et non-avenu.
Dans mon travail de thérapeute, jusqu'à aujourd'hui ce que j'ai dans le fond permis à mes clients, c'est de se constituer une histoire analysable (avec moi, ou avec un autre analyste). Je pense à posteriori que ces personnes (psychotiques et borderline) n'auraient pas su utiliser un cadre psycho-analytique classique. Je fais en outre l'hypothèse que pour les personnes névrotiques dont la névrose prend ses racines dans les couches archaïques de la formation de la personnalité, le dispositif transitionnel est également opératoire.
Lorsque j'utilise, à propos de visée thérapeutique, le concept d'Expression créatrice, c'est donc dans cette radicalité opératoire organisée autour du travail d'articulation entre mnésies, phantasmes originaires et représentation. C'est aussi à partir de cette exigence que je m'autorise à dénoncer des pratiques arthopédiques qui édulcorent tout ce que la pratique expressionnelle contient précisément d'analytique (de psychothérapeutique), parce qu'elle fonctionne, dans ses effets de vérité, comme analyseur des pressions anti-thérapeutiques et des chronicisations défensives des institutions de soin.
D'UNE THEORIE "CONCLUANTE"
En dernier ressort que ce soit au travers des identifications intempestives qu'elle génère chez les "adeptes" incomplètement analysés, que ce soit dans la jubilation omnipotente de la création, les fascinations de la théorie sont irrémédiablement inscrites dans l'ambiguïté. Le thérapeute, qui est d'abord un clinicien, est à leur égard aux prises avec des impulsions contradictoires. La soumission passive aux diktats d'une théorie ne peut produire qu'un fonctionnement stéréotypé, et ne générer dans l'espace de séance que les événements attendus et fantasmatiquement maîtrisés par le thérapeute.
Par ailleurs, la mise à l'index du savoir constitué n'est que le reflet d'une contre-dépendance rebelle qui prétend n'être redevable en rien d'un corps constitué de connaissances qui ont fait leurs preuves.
Dans ces deux tensions à l'égard de la théorie jouent de puissantes défenses dont la fonction est de conjurer les émergences angoissantes susceptibles de se manifester dans l'aventure singulière de la relation intertransférentielle.
Aussi n'est-ce ni dans le fonctionnement de la théorie comme tutelle, ni dans une ségrégation bornée à son égard, que l'analyste/thérapeute peut placer ses enjeux personnels. Dans un texte particulièrement critique à l'égard des thérapies "dites d'Expression" (colloque IRAE, "Expressions, Symptômes, Créations" 1984) Jean Marie Robine - alors compagnon de route - dénonçait ce qu'il jugeait être les incohérences dont il créditait à l'époque la pratique expressionnelle (dont j'étais le fer de lance) de son point de vue électif de Gestalt/thérapeute. Il écrivait en substance ceci :" Lorsqu'on veut situer une pratique d'Expression dans le champ de la psychothérapie il convient de construire un modèle opératoire qui soit cohérent en regard de ce que nous savons du processus psychothérapique ". L'intention était louable, mais elle ne rendait pas compte du fonctionnement de ses propres savoir comme jeu de croyances, ni de la supercherie inconsciente qui consiste à analyser des phénomènes étrangers à son propre espace de représentation théorique/praxique du point de vue exclusif de sa propre théorie de référence.
Ce que je veux dire concrètement par là, c'est que les théories servent souvent d'écran défensif pour récuser l'existence d'un champ d'expérience et d'une dynamique structurante qui leur est hétérogène. Par exemple, la théorie de la Gestalt que m'opposait alors Robine, considère à priori le processus expressif non comme un phénomène non-médiat, mais "comme une médiation qui empêche la présence immédiate du sens" [5]. De même, pour lui, la fonction expressive est une "fonction/contact", posée comme événement qui fait sens dans la relation à l'environnement et non comme un phénomène constituant de l'idéïté et de l'identité comme je le pense. Pour lui, " la démarche dite d'Expression, c'est-à-dire de découvrement, en réalité recouvre. Au lieu de favoriser la croissance du sujet, elle favorise l'élaboration d'excroissances, c'est-à-dire d'un donné-à-voir qui cache, c'est-à-dire d'un symptôme "[6]. Nous sommes là dans une pseudo-analyse exemplaire, où la théorie fonctionne comme idéologie recouvrante. Dés l'instant où est posée à priori dans la théorie l'idée que le fait expressif est, par nature, symptôme, Robine et sa meute se considèrent exemptés d'en faire une autre lecture, la mienne par exemple, qui ai mis en lumière dans mon expérience clinique que c'est contre l'expérience expressive elle-même que les clients avec lesquels je travaille dressent une symptomatologie riche et aiguë, dictée par le transfert, qui, justement, n'est pas expression (mais qui peut en déclencher le flux).
Donc, si je suis bien d'accord pour construire un modèle opératoire cohérent, ce n'est pas à partir de ce qu'énonce la théorie de la gestalt-thérapie ou de toute autre théorie (qui sont propres à rendre compte surtout des phénomènes circonscrits à leur propre champ opératoire et aux phantasmes qui le constituent), mais à partir d'une phénoménologie articulée à mon propre cadre, aux intuitions et aux prises de risque où m'a conduit mon exercice d'analyste/thérapeute et de formateur. Cela ne veut pas dire que je récuse tout savoir constitué, mais seulement, que j'accorde une importance centrale au savoir construit dans la situation thérapeutique singulière que j'ai élaborée. Pour moi, le savoir sur le processus thérapeutique est celui que nous faisons advenir, mon client et moi. Celui-là est un savoir singulier, signifiant, que je peux soumettre ensuite à l'épreuve des savoirs constitués et reconnaître ainsi que j'appartiens à une famille (Rogers, Winnicott, Searles).
Pour moi, si les termes de théorie scientifique peuvent être appliqués au champ de la psychothérapie, c'est avant tout grâce à la rupture avec les savoirs constitués que cela est possible : en aval et non en amont de l'expérience, puisque, de toute façon, quels que soient les itinéraires d'accès choisis, ils reposent toujours à l'origine sur un choix phantasmatique non-conscient
L'acte créateur est précisément ce qui advient lorsque le sujet accepte la destruction de la psyché résiduelle qui l'imprègne, dont les théories sont les leurres.
[1] "La guerre de 100 ans" Roudinesco.
[2] "Histoire de la psychanalyse en France" et "LACAN"
[3] Ceci n'est en aucune façon une marque d'allégeance envers le "cognitivisme" et son âne bâté le "comportementalisme". Les science cognitives , sciences des processus de la connaissance, constituent une approche incontournable en tant qu'elles étudient les relations existant entre le fonctionnement des structures nerveuses dans leur rapport à la mémoire et au langage, au sommeil et à la vigilance, au système émotionnel.
[4] N° 14 de la revue de"La psychanalyse de l'enfant" Colloque de Monaco consacré à "La naissance de la pensée"
[5] Dans le n° 43 de la revue "Thérapie-psycho-motrice", 1979, intitulé "Expression, liberté d'impression" que notre équipe de l'IRAE avait composé en commun.
[6] Ce qui ne l'a pas empêché en Janvier 2006 d'organiser à Bordeaux un congrès européens de gestalt thérapeutes centré sur l'expression créatrice.